L’utopie effondrée de la Modernité tardive

Les impératifs d’accroissement propres à la société de croissance entrent de plus en plus en contradiction avec le désir et la promesse de résonance de la Modernité. Ils imposent la prédominance de relations réifiantes et muettes au monde, tant dans les institutions que dans le mode de relation dispositionnelle des acteurs. Notre désir de résonance, pour être inébranlable, n’en est pas moins relégué dans les oasis extra-quotidiennes du temps libre, voire réifié car converti en un désir d’objet commercialisable et/ou exploité comme une ressource productive. Dans les deux cas, le jeu de réciprocité entre af<fect et é>motion, entre contact et efficacité personnelle, est miné de l’intérieur, la résonance tend à être empêchée par la mise à disposition. La critique des rapports de résonance a montré que les grandes crises de la société d’aujourd’hui résultent de situations pareilles. La question qui se pose à présent est celle-ci : peut-on surmonter ces crises ? Et si oui, comment ?

Le rapport de stabilisation réciproque entre, d’une part, une formation sociale structurellement axée sur l’accroissement et l’extension de l’accès aux choses et, d’autre part, des formes essentiellement muettes de relations au monde s’est révélé le problème fondamental de la Modernité tardive. Le dépassement de la logique d’accroissement et la transformation de la relation au monde s’imposent par conséquent comme le défi central que la Modernité est aujourd’hui appelée à relever.

Mais parce que ces deux éléments fondamentaux de la société moderne se soutiennent, se favorisent et se commandent en partie l’un l’autre, la Modernité tardive a largement perdu sa capacité culturelle à simplement penser des versions alternatives de l’existence ; c’est pourquoi elle ne nourrit plus aucune idée de vie meilleure et n’est plus portée par aucune utopie. Le propre de la société moderne tardive, remarque Frederic Jameson, est sa facilité à imaginer sa propre fin apocalyptique sous les déclinaisons les plus variées – feu ou glace, virus, bombes atomiques ou catastrophes climatiques, guerres ou maladies, menaces mortelles intérieures ou extérieures – doublée d’une incapacité à développer une alternative positive à la formation sociale dominante. Les énergies utopiques semblent épuisées, constatait Habermas dès 1985. Elles ne se sont pas reconstituées depuis. Les visions d’avenir, pour peu qu’il en demeure, reposent non plus sur des exigences de transformation politique ou citoyenne mais sur des fantasmes de faisabilité technique. Futurologues et cinéastes se plaisent à imaginer tout ce que la technique pourra mettre à notre portée – et ce sont ces promesses qui font briller les yeux de la jeunesse, tandis que son regard s’éteint à l’évocation de réformes et de projets politiques.

Le désir d’extension de l‘accès au monde domine aujourd’hui si puissamment l’imaginaire culturel et la relation au monde que les projets de réformes actuellement débattus s’inscrivent presque toujours dans son cadre. Même les projets de réforme – voire de révolution – clairement orientés à gauche se réduisent le plus souvent à la question de savoir comment – et pour qui – le monde doit être rendu disponible : comment permettre aux populations pauvres et précaires d’accéder aux flux d’informations, leur offrir des perspectives d’emploi ou leur donner tout simplement accès à l’eau potable et à l’éducation ; comment retrouver un contrôle citoyen de l’apprivoisement énergétique et des infrastructures ; comment faire en sorte que la richesse économique et la hausse continue de la productivité profitent à tous ? Il n’y a certes rien à objecter à cela, au contraire : là où l’on ne peut accéder à de telles ressources, les relations au monde restent muettes et déficitaires et le monde lui-même ne peut être que répulsif. En situation de pénurie, les relations au monde font toujours l’objet d’âpres combats politiques. Il n’empêche : le manque d’imagination quant aux possibilités de briser la logique d’accroissement et d’inventer une autre forme d’existence s’explique d’abord et surtout par le fait que la réflexion dominante se rabat trop rapidement sur la question de savoir quel fragment de monde doit être mis à disposition de qui et par quels moyens.

Dans le domaine politique en particulier, l’extension du périmètre d’accès est devenue le seul objectif et le seul gage de qualité. On ne saurait trouver un seul programme politique qui ne promette de rendre disponible une plus grande part du monde : Pour une relance de la croissance en Andalousie ! Plus d’éducation pour les migrants ! Hausse des salaires pour les cheminots ! Instauration du droit de vote à seize ans ! Amélioration du réseau routier dans le désert ! Pour une eau plus saine à Pékin ! Des places en crèches gratuites pour tous ! Pour une couverture sociale publique universelle ! Généralisation des menus végétariens à la cantine ! Cette liste pourrait s’allonger à l’infini. Je ne nie pas que ces revendications recouvrent des différences fondamentales quant aux relations au monde qu’elles dessinent. Mais quant à la qualité relationnelle qui s’y exprime, elles se rejoignent de façon remarquable – pour ne pas dire qu’elles révèlent une uniformité stupéfiante. Toutes visent une mise sous contrôle à la fois politique et individuelle d’un fragment du monde et cette mise à disposition, il s’agit de l’imposer sur le mode du combat (politique et social) contre les intérêts et les résistances d’autrui. Ce rapport politique au monde reste essentiellement muet dans sa dimension sociale et concrète. L’imagination, la vision et la libido restent concentrées sur la question de savoir quelle sera la prochaine chose à atteindre et à conquérir. Un revenu plus élevé, une éducation supérieure, une condition physique et une santé meilleure, bref un plus grand bien-être sont censés nous aider dans cette conquête : nous fondons l’idée de vie bonne sur cette chimère – laquelle pâlit de plus en plus.

Face à ce constat, la théorie de la résonance propose un changement de paradigme culturel : ce n’est pas l’accès aux choses, mais la qualité de la relation au monde qui doit devenir la norme de l’action politique et individuelle. Cette qualité, quant à elle, ne peut ni ne doit plus avoir pour norme l’accroissement mais la capacité et la possibilité d’établir et de maintenir des axes de résonance. L’altération (du côté des sujets) et la réification (du côté des objets) occuperont ici la fonction de sismographe de la critique.

Hartmut Rosa

Extrait de l’ouvrage « résonance », 2018, La Découverte, pp. 499-501

Une réflexion sur “L’utopie effondrée de la Modernité tardive

  1. Oui !!!

    « ce n’est pas l’accès aux choses, mais la qualité de la relation au monde qui doit devenir la norme de l’action politique et individuelle. »

    Comment en convaincre les psychopathes qui nous gouvernent ?!

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