La croyance précède la science

A l’origine perçus, pensés et vécus comme libérateurs, la raison, la mathématique, le nombre, ont hanté la modernité jusqu’à devenir terriblement aliénants. C’est pourquoi les croyances en la toute-puissance de la science et de la raison ne suscitent plus l’adhésion du grand nombre. Or la croyance est pour l’humain antérieure à la connaissance : si importante que puisse être la connaissance des motifs selon lesquels l’humanité a effectivement agi jusqu’alors, il reste que la croyance en tel ou tel motif, donc à ce que l’humanité s’est jusqu’alors imaginé elle-même comme le levier proprement dit de ses actes, constitue peut-être quelque chose de plus essentiel encore que la connaissance (Friedrich Nietzsche). Le sociologue Gabriel Tarde confirme ce point de vue : la fusion des croyances, toujours et partout, s’est accomplie longtemps avant la fusion des mœurs et des arts. Cornelius Castoriadis nomme cette croyance, l’imaginaire, fondement de l’institution de la société. Les métamorphoses de nos imaginaires se situent en effet à la pointe avancée de la transformation de la pensée de nos manières de vivre et d’agir ensemble. Les passeurs d’imaginaires (Fred Poché) sont les initiateurs et entraîneurs de ces métamorphoses, en les faisant apparaître dans l’espace de la conscience collective. Les métamorphoses du monde / me tiennent lieu de pays natal (Nelly Sachs).

Simone Weil, réfléchissant dans L’Enracinement, sur le déséquilibre provoqué par les sciences et les techniques, argumente pour une civilisation fondée sur la spiritualité du travail : le déséquilibre dû à un développement purement matériel et technique ne peut être réparé que par un développement spirituel dans le même domaine, c’est-à-dire dans le domaine du travail. Il faut comprendre ce souci comme un souci d’unification des activités de chacun, dont la vie est écartelée entre différentes sphères, et notamment celle d’un travail rendu abêtissant par l’industrialisation et les processus techniques sans âme.

Or, le philosophe Léon Chestov le posait au début du XXème siècle : en dernier ressort, la connaissance est fondée sur la confiance que nous lui accordons, et c’est à l’homme qu’il appartient de décider, de choisir librement si la connaissance mérite ou non sa confiance. Car le savoir ne peut se fonder sur lui-même.

Le philosophe Henri Maldiney le dit simplement et clairement : la relation d’un sujet qui s’objecte le monde, et se distingue par là-même de ce monde n’est pas niable. Mais il s’agit là d’une situation seconde par rapport à cette situation première qu’est la situation sensible.

J’insiste sur le fait que c’est une croyance partagée qui est au cœur de toute civilisation et qu’à un changement de croyance correspond un changement de civilisation. Or nous sommes dans un tel moment, même s’il peut durer un certain temps.

Aujourd’hui, nous ne croyons plus en cette profession de foi du philosophe Edmond Husserl, en tout point comparable à l’esprit de l’infaillibilité de l’autorité du pape, énoncée en 1910 dans le premier numéro de la revue Logos qu’il cofonda : il n’y a pas une idée dans les temps modernes qui soit plus puissante, plus active, plus triomphante que l’idée de science. Rien n’arrêtera sa marche victorieuse. Les buts qu’elle se propose en font une conception véritablement universelle, embrassant tout. Si nous la concevons dans sa perfection idéale, dans son achèvement, elle apparaît absolument identique à la raison elle-même qui ne peut supporter aucune autorité au-dessus ou même à côté d’elle.

Ce qui ne manque pas d’étonner, c’est que cette affirmation au ton inspiré et prophétique est prononcée au moment même où la science vacille sur ses bases avec la théorie de la Relativité d’Albert Einstein qui désabsolutilise le temps et l’espace et les débats cruciaux sur la nature de la lumière et de la matière entre ondes et corpuscules.

En 1887, dans Le Gai savoir, Friedrich Nietzsche avait déjà bien analysé que la science se fonde sur une croyance, il n’est point de science sans présupposition, et c’est encore et toujours une croyance métaphysique sur quoi repose notre croyance en la science.

Cette croyance, cette foi, cette piété, cette religion, ne tiennent plus aujourd’hui et c’est pourquoi la Modernité est désormais irrémédiablement derrière nous, une parenthèse de quatre siècles diront les historiens de l’an 3000 !

Olivier Frérot

Texte extrait de l’ouvrage « Métamorphose de nos institutions publiques », publié en 2016 par Chronique sociale

Une réflexion sur “La croyance précède la science

  1. La croyance ou la confiance ? Croire sans savoir, sans voir, ou sans jamais avoir vu le moindre signe de transcendance, comme si nous avions pu percevoir de façon spontanée ce qui se passe au-delà de ce monde ? alors que nous savons que nous en sommes séparés, et qu’il a fallu quelques uns ou quelques faits pour nous relier. Ce qui n’est pas de notre fait seul. Ce qu’on peut mettre en doute, ou en examen, ce sont les affirmations des hommes, ne pas s’y confier aveuglément, ce qui ne manquerait pas de susciter nos malheurs, par les faussetés qui y sont obligatoirement présentes. Mais, où nous sont apparus ces dimensions d’ange, bien observés et à la loupe, là, en nous s’opèrent des modifications, récurrentes. La science, alors prend tout son sens et sa saveur. Comme dimension mystérieuse.

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