Danser, Raconter, Peindre

Replacer l’art rupestre des San sur le terrain de son sens plastique, c’est se demander ce qu’il peut et fait. Cela justifie qu’on le dégage de la sujétion où le tiennent ces catégories massives de l’anthropologie, le mythe et le rite, elles qui sautent au-dessus de cette question en prétendant par avance à ce qu’il dit. Mais il y a d’autres raisons. Tout d’abord, leur distinction, comme s’ils désignaient des aires imperméables et étrangères l’une à l’autre (et les anthropologues savent bien, par-delà leur dispute, qu’il n’en va pas ainsi), passe sous silence leur enchevêtrement permanent : des contenus mythologiques et des occasions ritualisant l’acte de la peinture ont toute leur place dans la compréhension des arts graphiques mais ils ne les épuisent pas.

Ensuite, cela permet de reconsidérer l’art des San dans son ensemble, en y incluant des motifs « profanes » ou « mondains » en apparence, d’une simplicité déroutante mais qui n’en composent pas moins un lexique central des peintures : animaux saisis et magnifiés dans toutes leurs postures, files d’humains en marche, femmes portant leur bâton à fouir, hommes équipés des outils qui les distinguent, arcs, carquois et flèches, où parfois une scène s’anime. Il n’y a aucune différence de nature, mais juste de contenu entre de telles peintures et par exemple, celles qui figureraient une danse curative ; et pourtant les premières ont été sinon délaissées, tout au moins considérées comme subalternes. En insistant sur les seules représentations qui semblent relever d’une activité spirituelle ou religieuse, on a manqué cette vocation intégrale de la peinture où tout pouvait prendre place en elle, parce qu’elle participait, justement, à la préservation symbolique de l’intégrité du monde. On a ainsi induit une coupure et une hiérarchie entre le sacré et le profane qui n’existe pas à l’intérieur des sociétés San, alors que toutes leurs activités sont baignées d’une même aura de spiritualité et s’insèrent dans une conception du monde sous-tendue par une grande fluidité. L’art en procède et y concourt.

 Enfin, le mythe et le rituel se rapportent eux aussi à des modes de figuration. Si tout récit n’est pas un mythe, un mythe est quant à lui toujours un récit qui met en scène une contradiction originaire et tente de l’expliquer en l’articulant au sein d’une structure narrative, en raison de la parenté profonde, pour la pensée, entre un enchaînement temporel d’événements et une causalité de faits. A ce titre, c’est une passerelle dans le temps, comme un mythe est lui-même bien souvent un récit jetant une passerelle vers une époque originelle lointaine. De même, si toute danse n’est pas rituelle, un rituel est pour sa part toujours une forme chorégraphique ou dramatique de célébration, dont la répétition conduit à l’ordonnancement des gestes à travers lesquels le déroulement de son action est codifié.

Par-delà le mythe et le rituel, il existe donc trois processus universels de figuration : raconter, danser et peindre. Remettons-les en perspective : ils sont les lieux premiers où la pensée s’élabore, donnant des formes variées, narratives, chorégraphiques ou picturales à ces cadres seconds du mythe et du rituel. Ce sont des modes de pensée enveloppés les uns dans les autres. Ainsi, j’envisagerai le récit, la danse et la peinture au sein du bain où ils échangent leurs substances, les coalisent et les transforment, celui de la pensée qui leur est commune mais qui se déploie dans des expressions ayant chacune ses qualités et ses tournures. Ce que peut une image n’est pas ce que peut un récit ni ce que peut une danse. L’un n’est jamais le décalque de l’autre, mais son prolongement et sa réinvention tout au long d’un échange où les influences sont réciproques et nécessaires au jeu de la pensée. Chacun sollicite une résonance particulière de sensations dans laquelle elle se réfléchit et prend corps à son tour. Les trois modes de figuration de la peinture, de la danse et du récit sont ainsi des perspectives, à la fois imaginaires et physiques, permettant à la pensée de construire ce théâtre intérieur où elle projette et concrétise ses intuitions, ses désirs et ses terreurs, en leur donnant la substance d’un corps qui se meut dans le temps et l’espace.

Renaud Ego

Extrait du livre « L’Animal voyant », éditions errance, 2015, pp.30-31

Laisser un commentaire