De l’entreprise à  l’entredonne

Si nous ne voulons pas sombrer dans une violence qui grossit à toutes les échelles, et qui nous menace, nous devons faire le choix délibéré de l’amitié, de la solidarité, de la relation à tenir entre nous, malgré des désaccords intellectuels profonds et malgré les incompréhensions grandissantes. Les temps qui viennent sont donc ceux de la relation. Pour tenir la relation, pour tenir en relation, il nous faut descendre dans des couches plus intérieures, plus intimes de nous-mêmes, et à partir de cette profondeur, nourri du vif désir de la connaissance de l’autre, entrer en relation avec autrui, avec les autres humains comme avec les vivants-autres-qu’humains (ceux-ci nous aidant singulièrement à pacifier nos relations inter-humaines et à nous reconnaître dans la fraternité d’une commune humanité). Cette descente en soi s’accompagne parallèlement d’une montée en hauteur, d’une prise de distance sur ce qui est vraiment important et ce qui l’est moins, afin de désamorcer les conflits d’interprétation, les luttes idéologiques. Descendre en profondeur, monter en hauteur, il s’agit bien d’énergies spirituelles ui sont sollicitées (j’entends la notion de « spiritualité » dans son étymologie de « souffle », d’ « énergie qui soulève et met en mouvement »), à l’origine non rationnelles, même si elles sont ensuite pensées et parlées. Dans la diversité des personnes et des points de vue, sans chercher à faire disparaître les différences et les contradictions, c’est par un désir partagé d’unité, que la vocation d’une communauté peut s’élaborer et se trouver.

C’est d’abord dans des groupes pas trop nombreux, de quelques dizaines à quelques centaines de personnes qu’une telle élaboration peut s’expérimenter, car elle nécessite des relations affectives et les humains développent leur affectivité à une telle échelle. Une telle communauté d’hommes et de femmes, appelons-la encore une entreprise : un lieu où des humains se rassemblent pour une action commune, une fabrication commune, tout en découvrant et apprenant leur singularité grâce à la rencontre tant harmonieuse que conflictuelle les uns avec les autres par le faire-ensemble. C’est un lieu privilégié où les valeurs émergentes s’y expérimentent avec détermination. Ce qui fera que la communauté entrepreneuriale tiendra dans la complexité et la conflictualité du monde sera la volonté commune, portée notamment par le dirigeant (nous utilisons ce mot de « dirigeant » de façon abstraite car il peut s’incarner de façons multiples), grâce à la vitalité vécue des valeurs émergentes, de trouver un accord dans les profondeurs et dans les hauteurs, c’est-à-dire un accord spirituel pour le « prendre soin de toute vie », au-delà des désaccords intellectuels, pour traverser les contradictions sans les nier.

Le rôle du dirigeant d’une telle communauté n’est plus celui principal de bon gestionnaire. L’argent n’est d’ailleurs pas la finalité d’une telle communauté entrepreneuriale. Car l’argent n’est que la mesure de la rationalité comptable, et nullement de la relation ou de la vie.  Or désormais la relation passe au-dessus de la raison. L’argent est un moyen utile nécessaire au fonctionnement de l’entreprise, mais seulement un moyen. Le dirigeant devient donc celui qui prioritairement veille à la fluidité des relations. Il veille à ce que les forces intérieures très diverses des membres de l’entreprise soient sollicitées et misent en action dans une direction commune. Le dirigeant a bien une vision pour l’entreprise, mais il n’est pas le seul. Cette vision est partagée et donc débattue par les membres de l’entreprise et ses parties prenantes. Elle est aussi au service du désir de chacun de se déployer singulièrement dans son individuation grâce à l’énergie collective. Cette vision est l’horizon qui attire les énergies individuelles dans cette direction commune et les féconde en retour. Elle dit la vocation de l’entreprise quant à sa production au service des humains, des autres êtres vivants et de la planète. Elle exprime une parcelle originale d’une spiritualité fondée en la Vie. Le dirigeant est celui, plus encore que les autres, qui veille à ce que l’esprit qui souffle en chacun inspire le collectif, et que l’esprit collectif nourrisse en retour l’esprit de chaque personne. Cette veille a vocation à s’incarner en actions et en processus qui dynamisent toutes les relations entre les membres et parties prenantes de l’entreprise, parties prenantes qui s’étendent au-delà des humains à tous les vivants affectés et intéressés par la marche et la production de l’entreprise. L’entreprise devient alors avant tout un coeur vibrant et bouillonnant de relations inter-humaines et inter-spécifiques.

Le mot « entreprise » demeurant fortement connoté et habituellement rapporté à l’idéologie néolibérale, proposons donc un nouveau mot pour qualifier ces nouvelles entités-coeurs de la nouvelle civilisation de la Vie en émergence, les « Entreprises de la Vie » : des Entredonnes. Une entredonne est une entreprise du nouveau monde, c’est-à-dire, comme décrite ci-dessus, une communauté humaine faite de personnes différentes les unes des autres à l’image de la société, et ayant vocation à accueillir des vivants-autres-qu’humains. Elle produit des biens et des services pour tout ou partie des êtres vivants, en maximisant la qualité des relations entre toutes ses parties participantes humaines et vivantes-autres-qu’humaines. Elle est orientée vers le « donner » et non plus vers le « prendre » et elle est animée par le partage entre toutes les parties participantes et donnantes. Elle croit, fidèle à la philosophie de la civilisation de la Vie, que, chez les humains comme dans la nature, la coopération prime sur la compétition, que c’est l’entraide entre les humains comme entre les espèces qui permet à la vie de se déployer, et non pas prioritairement la sélection dite naturelle, c’est-à-dire la compétition. La civilisation de la Vie est donc une civilisation du don, de l’entraide et de la coopération, et cela se manifeste clairement dans la façon dont les humains s’organisent pour produire des choses nécessaires à une vie qui soit bonne pour eux et pour les autres vivants. L’entredonne signifie cette nouvelle façon de s’organiser et de produire pour faire croître la Vie.

Olivier Frérot

Extrait de l’ouvrage « Comprendre la nouvelle dynamique de l’humanité », 2022, éditions Chronique sociale pp.133-137

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