La folle embardée techno-scientifique

Le cybernéticien Heinz von Foerster développe la conjecture suivante concernant les systèmes: plus les relations interindividuelles sont rigides, plus le comportement de la totalité apparaîtra aux éléments individuels qui la composent comme doté d’une dynamique propre qui échappe à leur maîtrise. Jean-Pierre Dupuy en déduit que le tout semble s’autonomiser par rapport à ses conditions d’émergence et son évolution se figer en destin. Et ce destin tourne en une fatalité qu’aucune action humaine ne pourrait contrer.

La techno-science, bien qu’elle se soit nourrie de la volonté de puissance de la raison, l’a assujettie à sa propre et folle volonté de puissance en se voulant toujours et uniquement opératoire, ignorant désormais complètement que la science à son origine grecque est quête de la vérité. Elle piétine les idéaux et les enthousiasmes qui ont portés les plus grands savants. Dans une lettre du 15 juillet 1944, un an avant les bombardements de Nagasaki et de Hiroshima, Max Born, un des fondateurs majeurs de la physique quantique, écrit à Albert Eisntein : notre science, qui est en elle-même une si belle chose et qui pourrait être une bienfaitrice de l’humanité, a été dégradée et réduite à n’être qu’un moyen de destruction et de mort.

La techno-science devient pure et simple technique. Herbert Marcuse analyse que la technique constitue le logos, la rationalité de cet univers, ainsi que le confirme le mot technologie. Cette sorte de troisième monde, intermédiaire entre la nature et les réalités humaines, un logos réalisé nous dit Karl Poper, veut imposer sa loi. Et cette loi, c’est sa propre croissance, (…) pour le seul éclat du logos, pour sa propre célébration, pour l’affirmation inconditionnée et parfaitement impersonnelle de sa fascinante souveraineté (Jean Ladrière). En clair, la science et la technologie ne connaissent et ne proposent d’autres finalités que leur propre croissance. Et cette croissance s’accélère. Tout est devenu moyen au service de cette autonomisation. Il n’y a plus d’autre finalité. S’il y a des fins, elles sont là pour justifier n’importe quel moyen au service de la techno-science. On comprend alors que l’éthique n’y a aucun espace. Ni non plus la quête spirituelle. Ni l’âme. Celle-ci est considérée comme une illusion, et même une supercherie. Elle est délégitimée car inquantifiable, donc sans valeur. En l’ignorant totalement pour l’annihiler, la techno-science cache son ressentiment contre toute spiritualité, qui effectivement la questionne et la conteste, et contre la vie elle-même, qui créatrice à chaque instant, ignore le ressentiment.

Si nous sommes dans cette optique, la bombe atomique est pensée comme moyen. C’est tout l’effort de Günther Anders de refuser cette visée et d’affirmer pour réveiller nos consciences que la bombe n’est pas un moyen. L’absolu est atteint, il est inutile d’aller plus loin. Car son utilisation aurait pour probable conséquence la destruction et donc la fin de l’humanité. La critique de la bombe est donc la clé de voûte de la critique de l’autonomisation de la techno-science. Au bout du chemin se dessine de plus en plus nettement le spectre de l’anéantissement général, s’alarme Albert Einstein, dont l’équation d’équivalence entre la masse et l’énergie est à l’origine de la mise au point de la bombe atomique. Oui, assurément, ce monde qui nous prolonge et nous reflète est plus terrifiant, plus étranger, plus hostile que ne le fut jamais la nature sauvage (Jérôme Ferrari).

Olivier Frérot

Texte extrait de l’ouvrage « Métamorphose de nos institutions publiques », publié en 2016 par Chronique sociale

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