Le concept de créativité ou la trahison de nos espérances

La dernière version de l’évangile post-industriel est résumée par une formule à la mode, celle de l’« économie créative ». Dans The rise of the Creative Class, Richard Florida nous présente l’image de l’individu créatif comme membre d’une nouvelle classe sociale en pleine expansion. « Des rebelles excentriques opérant dans les marges bohèmes de la société » sont désormais « au cœur même du processus d’innovation (…) dans le domaine des sciences et de l’ingénierie, de l’architecture et du design, de l’enseignement, des arts, de la musique et de l’industrie du spectacle et des loisirs », et viennent grossir les rangs des « professions créatives dans le secteur des affaires et de la finance, du droit, de la santé et autres domaines apparentés ».

Dans un article complémentaire de son livre, Richard Florida invoque Albert Einstein pour nous donner une idée de ce qu’est un individu créatif et autonome, figure sociale soi-disant de plus en plus répandue : « déjà plus de 40 millions d’Américains travaillent dans le secteur créatif, qui a gagné 20 millions d’emplois depuis les années 1980 ». Et, d’après Richard Florida, certains de ces nouveaux Einstein travaillent dans les rayons de la chaîne de magasins d’électronique Best Buy.

En effet, nous informe le chantre de la classe des « créatifs », « le PDG de Best Buy, Brad Anderson, a officiellement assigné à son entreprise la mission d’offrir un environnement de travail inclusif et innovant permettant l’épanouissement intégral du potentiel de tous nos salariés, qui pourront donner le meilleur d’eux-mêmes tout en y prenant du plaisir ». Ce faisant le porte-parole du porte-parole, Florida ajoute :

Les salariés sont encouragés à améliorer les procédés et les techniques de l’entreprise afin de rendre leur lieu de travail à la fois plus productif et plus agréable tout en augmentant les ventes et les profits. Dans bien des cas, un changement infime effectué dans les rayons – par un vendeur adolescent qui reconceptualise la présentation des produits Vonage, ou bien par un salarié immigré qui a l’idée d’élargir la clientèle et d’adapter les arguments de vente et les services en direction des communautés non anglophones – a été repris au niveau national, permettant d’encaisser des millions de dollars de revenus supplémentaires.

La présentation du rayon Vonage n’est donc pas simplement améliorée, elle est reconceptualisée. Tout ce qui survit à cet assaut de rigueur intellectuelle de la part du vendeur adolescent redescend dans les rayons. Une fois les fondements conceptuels clarifiés, le rayon Vonage reconceptualisé engendre des millions de dollars de revenus supplémentaires. À quoi Richard Florida ajoute :

Anderson aime à dire que la grande promesse de l’ère créative, c’est que pour la première fois dans notre histoire, le développement futur de notre compétitivité économique repose sur le plein épanouissement des capacités créatives de l’être humain. En d’autres termes, notre succès économique est de plus en plus lié à l’exploitation des talents créatifs de chaque individu.

À quoi F.Levy, l’économiste du MIT, répond sèchement en observant que, « là où je vis, le salaire à l’embauche d’un employé de Best Buy est apparemment de huit dollars de l’heure ».

Mais ça n’a pas l’air de perturber Florida. Après tout, la « mission officielle » du PDG de Best Buy, on l’a vu, est d’offrir un environnement de travail « permettant l’épanouissement intégral du potentiel de tous nos salariés, qui pourront donner le meilleur d’eux-mêmes tout en y prenant du plaisir ». Apparemment, l’épanouissement intégral du potentiel des rebelles excentriques qui travaillent dans le secteur créatif de Best Buy est tout à fait compatible avec un salaire proche du minimum. C’est vrai, quoi, la vie de bohème obéit à des règles différentes, et ses pratiquants ne sont pas des prolétaires obsédés par le fric. Ces aristocrates de l’esprit savent « donner le meilleur d’eux-mêmes tout en y prenant du plaisir ». Florida nous offrent ainsi l’image d’un vendeur immigrant qui agit sous le coup d’une idée. Sommes-nous prêts à croire que ces salariés adolescents ou immigrants incarnent l’unité retrouvée entre pensée et action qui prévalait chez l’artisan préindustriel, ou chez le gentleman inventeur ? Si l’on suit le raisonnement de Richard Florida, le modèle Best Buy, c’est la version radicale de la centralisation du travail intellectuel qui caractérise le capitalisme industriel.

Robert Jackall nous offre un compte rendu plus plausible du véritable rôle que jouent tous ces Einstein immigrants et adolescents chez Best Buy. Sur la base de centaines d’heures d’entretiens avec des cadres supérieurs et des dirigeants, il conclut qu’un des principes du management contemporain est d’« abandonner la gestion des détails à la base et d’accumuler la reconnaissance du mérite au sommet ». Pour les chefs, la règle est donc d’éviter de prendre de véritables décisions, qui peuvent finir par nuire à leur carrière, de savoir concocter a posteriori des récits qui leur permettront d’interpréter le moindre résultat positif en leur faveur. À cette fin, les cadres dirigeants se consacrent exclusivement à manipuler des abstractions, laissant les détails opérationnels à leurs subordonnés. Si tout va bien, on dira : « l’élaboration de synergies transversales en matière de marketing dans le secteur des télécommunications et de l’électronique grand public a permis d’améliorer nos perspectives stratégiques au seuil du quatrième trimestre ». Si quelque chose cloche, on se justifiera comme suit : « la réorganisation du rayon Vonage ? C’est une idée de ce p’tit gars, là, comment il s’appelle déjà ? Bapu, ou quelque chose comme ça. J’vous jure, ces immigrés… » Là où Jackall perçoit une stratégie parfaitement faux-cul d’évitement des responsabilités, Florida voit s’épanouir magiquement les cent fleurs du pouvoir des salariés : « l’exploitation des talents créatifs de chaque individu. »

Et de s’extasier : « le contenu créatif de nombre d’emplois d’ouvriers et d’employés des services est en pleine expansion – un exemple majeur en étant les programmes d’amélioration continue des performances qui existent dans de nombreuses usines, et qui sollicitent tout autant les idées des travailleurs à la chaîne que leur effort physique. » H.Braverman connaissait déjà ce type de management, caractérisé par « un semblant très étudié de participation ouvrière, par une gracieuse libéralité permettant au travailleur de régler sa machine, de changer une ampoule (…) lui laissant l’illusion de décider alors qu’il ne fait que choisir entre des possibilités fixées et limitées par une direction qui, de façon calculée, ne laisse des choix que mineurs ».

Richard Florida n’est pas le premier à voir des Einstein partout. Au début des années 1920, à la grande époque du taylorisme, un autre vrai croyant écrivait ainsi que « l’usine moderne est un champ d’expérimentation qui mobilise constamment le travailleur dans une démarche scientifique ». Un autre, encore, expliquait que « notre civilisation tout entière est une physique, n’importe quel ouvrier physicien ». Le rôle de Richard Florida consiste à mettre au goût du jour l’image de ces mini-Einstein en nous offrant une vision existentialiste un peu kitsch de leur « créativité ». Cette vision, nous la connaissons bien depuis la maternelle : la créativité, c’est ce mystérieux potentiel tapi au cœur de notre individualité et dont il suffit simplement de stimuler l’« épanouissement » (en laissant les bambins barbouillés avec leurs doigts). La créativité, c’est ce qui se passe quand les gens sont libérés des conventions. D’après cette philosophie néo–baba, le look d’Einstein lui-même est lourd de significations, car quel autre moyen aurait-on de reconnaître « un rebelle excentrique opérant dans les marges bohèmes de la société » ?

En réalité, bien entendu, la véritable créativité est le sous-produit d’un type de maîtrise qui ne s’obtient qu’au terme de longues années de pratique. C’est à travers la soumission aux exigences du métier qu’elle est atteinte (qu’on songe à un musicien pratiquant ses gammes ou à Einstein apprenant l’algèbre tensorielle). L’identification entre créativité et liberté est typique du nouveau capitalisme ; dans cette culture, l’impératif de flexibilité exclut qu’on s’attarde sur une tâche spécifique suffisamment longtemps pour y acquérir une réelle compétence. Or, ce type de compétences est la condition non seulement de la créativité authentique, mais de l’indépendance dont jouit l’homme de métier. On peut faire l’hypothèse que c’est l’éthique libérationniste de ce qu’on appelle parfois la « génération de 68 » qui a ouvert la voie à notre dépendance croissante. Nous sommes disposés à réagir de façon positive à toute invocation de l’esthétique de l’individualité. La rhétorique de la liberté flatte nos oreilles. Le simulacre de pensée et d’action indépendantes qui se pare du nom de « créativité » accompagne trop facilement le discours des porte-paroles de la contre-culture d’entreprise et, si nous ne sommes pas suffisamment attentifs, nos plans de carrière risquent d’être influencés par ce verbiage. Le mot « créativité »  réveille notre puissante inclination au narcissisme ; ce faisant il risque de nous orienter vers un avenir professionnel qui trahira nos espérances.

Matthew Crawford

Extrait du livre « Eloge du carburateur », éditions La Découverte, 2016 (2010), pp 58-63

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