Pieds nus ou pieds chaussés ?

Une analyse des différentes manières dont les hommes entrent en relation avec le monde, en font l’expérience et le perçoivent, y agissent et s’y orientent, doit nécessairement commencer par le corps. La réponse la plus évidente et la plus élémentaire à la question comment sommes-nous placés dans le monde? est : sur nos pieds. Nous nous tenons debout sur le monde, nous le sentons sous nos pieds ; il nous porte. Cette assurance que le sol nous porte fait partie des conditions essentielles de la certitude ontologique. Nous avons besoin de nous y fier et, dans notre vie et nos actions quotidiennes, nous nous y fions d’ailleurs aveuglément.

S’il arrive que le sol s’effondre brusquement, si la terre s’ouvre, nous vivons cet événement comme un choc, comme la perte traumatique de cette certitude. Et ce n’est certainement pas un hasard si nous éprouvons la perte des certitudes quasi ontologiques qui fondent notre relation au monde comme si le sol se dérobait sous nos pieds – quand par exemple nous apprenons que nous souffrons d’une maladie mortelle et qu’il nous reste peu de temps à vivre, que notre enfant vient de mourir dans un accident, que la femme que nous aimons souhaite devenir un homme, que notre maison a brûlé ou que nous avons perdu notre emploi. De tels événements, de fait, peuvent (temporairement) perturber notre équilibre et bouleverser notre sens de l’orientation jusqu’au vertige. On le voit, les sujets s’éprouvent toujours comme étant placés dans un monde où se superposent des significations physiques, sociales, émotionnelles et cognitives.

La question du rapport entre les pieds et le monde – si négligeable et incongrue qu’elle puisse paraître – me semble une bonne entrée pour traiter de la diversité de nos relations au monde : se tenir dans le monde pieds nus ou chaussés n’implique assurément pas la même chose. Tandis que la « terre nue » peut offrir aux pieds un contact dur, rêche, ou froid et rebutant, hostile même ou, au contraire, doux et humide, « accueillant » et moelleux – bref, se donner comme répulsive ou comme « responsive » –, toutes ces relations seront nivelées et mises à distance par de solides chaussures.

Le rapport « désengagé » au monde qui caractérise l’homme moderne pourrait bien trouver là une assise plus solide, un sol plus ferme que ne voudraient le croire les analyses centrées sur les systèmes de pensée. Par les chaussures, nous créons entre le corps et le monde une distance « tampon » qui nous permet de passer d’un rapport participatif à un rapport objectivant et réifiant au monde.

Harmut Rosa

Extrait de l’ouvrage « résonance, une sociologie de la relation au monde », 2018, éditions la découverte, pp.57-58

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