Une comptabilité pour compter le capital vivant

Mettre le cap sur le vivant oblige à réviser bien des logiques, notamment les logiques comptables. Car la comptabilité est l’outil universel qui « rencontre » les activités et distribue les valeurs. Or elle ne mesure plus aujourd’hui que la performance du capital financier : elle ne donne de la valeur qu’à l’argent. Elle est aveugle aux dégradations et n’indique pas les conditions d’exploitation aptes à assurer le renouvellement des ressources humaines et naturelles. Résultat : nous constatons des aberrations notoires. Les pratiques industrielles utilisent ou détériorent quantités de biens communs, sans jamais les réparer. Tout simplement parce que le capital naturel n’existe pas aux yeux des comptables.

Ce mensonge est suicidaire et certaines entreprises comprennent qu’il y a là un intérêt à assurer la stabilité des conditions de production. Aussi faut-il mettre de la cohérence entre ce qui compte pour produire et ce que compte l’entreprise. De manière concrète, il s’agit de déterminer par exemple comment les « gros paquebots » que sont Cargill, Nestlé, Bayer, Cofco ou Syngenta – adossés aux matières premières agricoles – peuvent intégrer la régénération du vivant dans leurs activités. Peuvent-ils faire apparaître dans leur compte les ressources qu’ils utilisent et dégradent ou les pollutions qu’ils produisent ? Sont-ils conscients que la menace que constitue l’effondrement de la biodiversité n’est pas moindre que le risque climatique ?

De même que les économistes du dix-neuvième siècle ont imposé d’intégrer dans les comptes des entreprises l’amortissement des outils techniques, ceux d’aujourd’hui démontrent que l’amortissement des capitaux naturels et humains est aussi nécessaire à prendre en compte. En Allemagne, Stefan Schaltegger a montré que le développement durable ne pouvait devenir réalité sans l’engagement des entreprises à intégrer la gestion environnementale. Il s’agit donc de considérer tout ce sur quoi elles comptent, en révisant leur propre système de comptabilité. « Comment une entreprise pourrait-elle réellement prendre en compte les capitaux naturels et sociaux si elle n’effectue pas de bilan comptable sur ces sujets ? », Interroge Jacques Richard, engagé pour faire valoir une comptabilité environnementale depuis quinze ans. « Les normes comptables obligent l’entreprise à intégrer dans son bilan annuel le fait que son activité dégrade ses machines. C’est le principe de l’amortissement. Mais qu’en est-il de la prise en compte de la dégradation du capital naturel et humain ? Rien n’est prévu à ce sujet dans les normes comptables internationales (les IFRS). »

Ce professeur de gestion à l’université Paris Dauphine et membre du conseil national de la comptabilité a mis au point la méthode CARE (comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement) qui change radicalement la vision du patrimoine de l’entreprise. Cette dernière prend en compte les capitaux humain et naturel – qui assurent le renouvellement des ressources – au même niveau que le capital financier. Elle reprend la logique de l’amortissement (des machines ou autres outils directs de production qui s’usent) et l’étant aux supports vivants que sont les humains qui travaillent et la nature qui fournit les matières premières et « encaisse » les pollutions et les déchets. Elle redéfinit ainsi le profit en intégrant la participation au maintien des biens communs (air, eau, biodiversité…). La méthode CARE permet enfin d’éviter le clivage entre gestion financière et gestion environnementale et sociale.

Elle s’applique à l’entreprise qui entretient et restaure les capitaux dont elle est responsable . Une comptabilité environnementale, en « triple capital » (financier, humain, naturel), voilà de quoi changer fondamentalement la donne. Ainsi serait inscrite dans le « logiciel des entreprises » la considération de l’entretien des écosystèmes. Une telle intégration permet de sortir des désastres permis par le concept d’ « externalités », qui conduit à des raisonnements absurdes de compensation des dommages (comme si on pouvait faire revivre les espèces disparues !) Et génère l’irresponsabilité.

L’approche CARE prend le mal à la racine. Il entend éliminer la cause centrale des dégradations, c’est-à-dire la négligence de la matrice vivante, support de toute production. « Si ce modèle paraît rationnel, il devrait recevoir l’aval de l’organisation mondiale du commerce (OMC) qui gère déjà les questions d’amortissement du capital financier, estime Jacques Richard. Si l’on admet que les trois capitaux coopèrent véritablement à l’entreprise – et c’est la vérité – et que ces capitaux ont leur mot à dire pour leur conservation (ce qui pose le problème du porte-parole du capital naturel qu’il s’agit d’organiser), on permet une redéfinition totale de l’entreprise. »

Dorothée Browaeys

Extrait du livre « L’urgence du vivant», éditions François Bourin, 2018, pp 216-28

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