Passons à la civilisation de la Vie

La quête des sources de la Vie n’est nullement nouvelle. C’est de fait le moteur de toute spiritualité véritable. C’est aussi la tâche des civilisations de les protéger, chacune à sa façon. Seule la Modernité occidentale techno-scientifique avec sa focalisation sur la rationalité les a minorées voire oubliées. Il y eut néanmoins pendant les quatre siècles de l’ épanouissement de la Modernité des mouvements pour retrouver le chemin de la vie, mais la puissance des découvertes scientifiques et des inventions techniques était trop forte pour qu’une bifurcation puisse se produire, jusqu’à ce début de XXIème siècle. Aujourd’hui, où une page civilisationnelle se tourne, il est important de se remémorer ces mouvements et de retrouver leurs ressources pleines d’énergie, toujours disponibles pour célébrer la vie. Ils demeurent des sources d’inspiration et des ancrage de filiation.

Rappelons-nous le mouvement romantique du début du XIXème avec le retour à la nature et à la sensibilité qu’exprimèrent principalement les poètes et les écrivains. Écoutons les premières philosophies de la vie avec Soren Kierkegaard vers 1830, puis Friedrich Nietzsche, qui vont contrecarrer le courant dominant de la philosophie rationnelle. Retrouvons la phénoménologie fondée par Edmond Husserl, qui inspira celle de l’être-là-en-présence de Martin Heidegger, ouvrant des pistes inédites. Plongeons-nous dans la philosophie de l’existence de Léon Chestov et de Benjamin Fondane, qui approfondirent radicalement la pensée de Fiodor Dostoïevski. Enivrons-nous des poètes du XXème siècle qui nous illuminèrent de la beauté infinie des langues…

Dans le champ socio-politique, souvenons-nous des mouvements fédératifs autour de la pensée de Proudhon et les expériences très poussées des premières coopératives et des phalanstères comme collectifs entreprenants solidaires. Dans le champ politique, bien que l’histoire officielle en parle peu, se sont manifestés pendant les moments révolutionnaires, des groupes d’hommes sous forme de conseils, à très fort engagement citoyen : la Révolution américaine ; 1789, 1793, 1848 en France ; la Commune de Paris ; 1905 en Russie et les soviets en 1917 ; 1956 en Hongrie ; 1968 en Tchécoslovaquie ; Solidarnosc en 1981 en Pologne… Mais ils ont très souvent été détruits par la centralisation révolutionnaire ou étatique. D’autres soulèvements d’une partie de la société, plus ou moins puissants, témoignent de cette vive énergie populaire : mai 68 en Europe, les Printemps arabes, Nuit Debout tout récemment.

Bien d’autres poussées de vie collective seraient à citer. Mais aucune ne put véritablement détourner le courant principal appuyé sur la techno-science dont l’acmé se situe au XIXème siècle, siècle des prodiges de l’ingénieur-savant au service du bonheur des peuples. La première guerre mondiale signala l’inflexion dans la positivité systématique de la technique, par son utilisation industrielle au service de la destruction et de la mort. Toutefois il aura fallu attendre un siècle pour que le doute s’installe profondément dans nos consciences sur la neutralité de la technique. Celle-ci n’est pas toujours bonne. En ce début des années 2000, nous vivons l’épuisement de la promesse de lendemains qui chantent par la rationalisation et la technicisation de notre monde. Cette promesse ne nous enthousiasme plus vraiment, et en tout cas de moins en moins. C’est ce que j’ai appelé, dans des ouvrages précédents, la métamorphose de notre civilisation et l’ouverture du passage vers une nouvelle civilisation axée non pas sur la domination de la nature mais sur la croissance de la vie, c’est-à-dire la croissance de la diversité de vie. Une fenêtre s’ouvre et s’élargit pour d’autres philosophies que la rationalité toute-puissante, et d’autres modes de vie que l’objectivation forcenée du monde et la consommation effrénée d’objets et de techniques.

Olivier Frérot

Extrait du livre « Vers une civilisation de la Vie – Entreprendre et coopérer », éditions Chronique sociale, 2019

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