Il n’y a d’art que sacré

La grande douleur de la vie humaine, c’est que regarder et manger soient deux opérations différentes. De l’autre côté du ciel seulement, dans le pays habité par Dieu, c’est une seule et même opération. Déjà les enfants, quand ils regardent longtemps un gâteau et le prennent presque à regret pour le manger, sans pouvoir pourtant s’en empêcher, éprouvent cette douleur. Peut-être les vices, les dépravations et les crimes sont-ils presque toujours ou même toujours dans leur essence des tentatives pour manger la beauté, manger ce qu’il faut seulement regarder. Ève avait commencé. Si elle a perdu l’humanité en mangeant un fruit, l’attitude inverse, regarder un fruit sans le manger, doit être ce qui sauve. « Deux compagnons ailés, dit une Upanishad, deux oiseaux sont sur une branche d’arbre. L’un mange les fruits, l’autre les regarde. » Ces deux oiseaux sont les deux parties de notre âme.

C’est parce que la beauté ne contient aucune fin qu’elle constitue ici-bas l’unique finalité (Simone Weil, Attente de Dieu).

(…)

Il n’y a pas lieu comme on le fait communément, de diviser l’art en sacré et en profane. L’art n’est profane que dans l’exacte mesure où il est dégradé, dévoyé. Il n’y a que de l’art authentique, donc sacré, ou de l’art inauthentique, que l’on pourrait appeler, en parodiant Malraux, la « fausse monnaie » de l’absolu. L’art est sacré, par essence, dans la rigueur des termes, il ne peut donc pas y avoir d’art profane, ce qui mérite d’être appelé « art profane », n’est en réalité que de l’art profané.

L’artiste véritable, même quand il se refuse à toute adhésion formellement religieuse, est essentiellement un homme religieux, tout simplement parce qu’il assume devant l’univers une attitude d’adoration. Devant la création nous n’avons le choix qu’entre deux attitudes fondamentales : l’attitude de dévoration, irreligieuse, et celle d’adoration, religieuse. L’homme irreligieux c’est celui qui veut dévorer l’univers, se l’approprier, bien que sa mâchoire, le plus souvent, claque dans le vide. Il s’efforce obstinément, désespérément, à la conquête des choses. S’il le pouvait, il ferait comme le « monstre délicat » de Baudelaire, qui, « dans un bâillement, avalerait le monde ». L’homme religieux, au contraire, c’est celui qui a renoncé à dévorer, pour adorer. Adorer, c’est renverser le rapport entre le moi et l’objet. Au lieu de considérer l’objet par rapport à lui-même pour essayer de le saisir, l’« adorateur » le considère en soi, le « contemple », et dans cette contemplation le « moi » s’oublie, s’anéantit, et ainsi la contemplation s’achève en adoration, et l’adoration culmine dans l’extase esthétique qui confine à l’extase mystique.

L’art est vraiment « anagogique » parce qu’il est à base de détachement. L’artiste, pas plus que le mystique, le saint, ne cueille les biens de ce monde qui selon Sainte Catherine de Sienne sont :

comme des fleurs qui n’ont leur parfum et leur beauté autant qu’on ne les cueille pas.

Tout le message de Simone Weil, expression de sa profonde vie mystique et de son amour éperdu pour la pure beauté, est un enseignement et une exhortation à ne pas cueillir les fleurs de ce monde, mais à les contempler dans l’attente, car, comme dit Plotin:

Il faut attendre en silence jusqu’à ce que cela brille soudainement sur nous, en nous préparant au spectacle sacré, comme l’œil attend patiemment le lever du soleil.

Gaston Kempfner

Extrait de l’ouvrage « La philosophie mystique de Simone Weil », éditions La colombe, 1960, pp 176-177 et 180-182

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