L’écosophie, une écologie mentale et spirituelle

Les concepts d’écosophie et d’écologie mentale sont avancés par le psychanalyste et philosophe Félix Guattari dans Les Trois Ecologies, ouvrage paru en 1989. L’idée principale est qu’à côté de l’écologie environnementale et de l’écologie sociale existe une écologie mentale, qui concerne la psyché, les imaginaires, les subjectivités. Compagnon de réflexion de Gilles Deleuze et travaillant toute sa vie à la clinique de La Borde dans le Loir-et-Cher, haut lieu de la psychiatrie institutionnelle, Félix Guattari a une pensée foisonnante, créatrice d’une multitude de concepts difficiles à résumer en quelques phrases. Le capitalisme dans sa phase actuelle détériore les rapports des humains entre eux, à leur propre psyché et à la nature, car il les fait passer de rapports directs à la médiatisation par des machines. Les relations sont envahies (ce qu’il appelle des « territoires existentiels ») par les productions matérielles et aussi immatérielles du capitalisme : signes, syntaxes, sémiotiques, publicité, signes monétaires, titres de propriété, architecture … Les subjectivités, de moins en moins personnelles, s’appauvrissent, deviennent sérielles. Alors que la vie consiste en de permanents mouvements de déterritorialisation/territorialisation (passer d’un territoire existentiel à un autre), ce mouvement est rendu impossible par l’appauvrissement des subjectivités.

Dans une articulation indispensable avec les écologies sociales et environnementales, avec lesquelles l’écologie mentale est dans un cercle d’interaction, Guattari appelle à la création de « dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d’une re-singularisation individuelle et/ou collective, plutôt que dans celui d’un usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir ». Il les voit naître dans les mouvements sociaux des squatts, des radios libres, des innovations pédagogiques, de l’art. Ils concernent aussi bien les façons d’être dans la famille, le couple, l’urbain… Mais aussi, nous semble-t-il, la spiritualité. Guattari donne beaucoup d’importance aux rituels, à la prière, aux mythes de référence, aux ritournelles, aux mots d’ordre, aux emblèmes, qu’il appelle des « détours pseudo narratifs ». Il évoque les formes liant parole et imaginaire – comme le théâtre grec, l’amour courtois, le roman de chevalerie ou la cure psychanalytique freudienne -, qu’il qualifie de « modules de subjectivation ». Et encore d’autres dispositifs.

S’il utilisait un langage religieux, Guattari, tout en invitant à une métanoïa (« transformation radicale »), se méfierait de la logique de la conversion – un terme revenu à la mode dans la mobilisation spirituelle pour la planète – dans ce qu’elle pourrait avoir de brusque et constituer une deterritorialisation trop brutale, risquant de provoquer l’implosion du sujet. Il préfère une déterritorialisation douce, qui fait « évoluer les agencements sur un mode processuel constructif ». En ski, à faire une conversion (tournant ses skis dans une direction différente) trop rapidement, on peut tomber ; en agriculture biologique, il faut cinq ans de conversion pour avoir le label…

Cette thématique des Trois Ecologies a eu un véritable écho dans le mouvement écologiste au moment de la parution du livre – les guattariens eurent même un courant au sein du parti Vert, « Fil vert » – mais sans grande suite. Autre signe de cette place grandissante de l’écologie mentale, l’apparition des termes « éco-anxiété » et « solastalgie » qui désignent une forme de détresse psychique ou existentielle causée par les changements environnementaux.

Aujourd’hui, ne manque-t-il pas des lieux pour répondre à l’appel de Félix Guattari pour « que s’organisent de nouvelles pratiques micro-politiques et micro-sociales, de nouvelles solidarités, une nouvelle douceur conjointement à de nouvelles esthétiques et de nouvelles pratiques analytiques des formations inconscientes » ? Outre que le psychanalyste donne, comme on l’a vu, une grande importance aux rituels et à l’imaginaire religieux, les croyants n’ont-ils pas des lieux et des savoir-faire qui pourraient être partagés dans cet objectif ? N’y a-t-il pas un enjeu pour l’écologie spirituelle d’assurer sa part dans cette écologie mentale dont le monde a besoin pour changer de trajectoire, rapidement mais pas brutalement, en changeant les structures et les modes de vie mais aussi les imaginaires ?

Stéphane Lavignotte

Extrait de l’ouvrage « L’écologie, champ de bataille théologique », 2022, Les Editions Textuels, pp. 172-174

Laisser un commentaire