Refonder la liberté à l’âge de l’anthropocène

L’Anthropocène accentue la remise en cause philosophique de certaines distinctions autrefois jugées fondamentales de l’Occident moderne : l’exceptionnalisme humain et la coupure ontologique entre sujet humain de droit et objet de nature. L’éthique environnementale entreprend ainsi de repenser de fond en comble les soubassements des différentes règles morales organisant les rapports entre humains et non-humains. On distingue généralement trois grandes propositions éthiques : anthropocentrique (gérer durablement la Terre pour l’Homme), biocentrique (respecter le droit intrinsèque à ‘existence de tout être sur Terre), et écocentrique (« penser comme Gaïa », poursuit Callicott prolongeant Aldo Leopold). Tout un champ de la philosophie, du droit et des sciences politiques explore désormais la question du droit de l’environnement, voire des droits de la nature (déjà esquissés dans la constitution de l’Equateur) et de la Terre, et des rapports entre nature et souveraineté.

De même, l’Anthropocène remet en question la définition de la liberté, longtemps pensée en opposition avec la nature. John Stuart Mill liait ainsi la liberté et l’autonomie des individus à l’atteinte « d’un degré élevé de succès dans leur lutte contre la nature ». Une liberté, ainsi comprise, dresse l’émancipation humaine contre la nature, contre la Terre tout entière. Or cette conception « moderne » butte manifestement contre la finitude des ressources et des capacités d’absorption de nos impacts de la planète. Dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Benjamin Constant arguait en 1819 que la situation des citoyens vivant dans de vastes ensembles nationaux ne pouvait conduire à la même conception de la liberté que celle prévalant dans les cités de l’Antiquité. Dominique Bourg et Kerry Whiteside s’inspirent de ce raisonnement pour avancer qu’aujourd’hui, à l’heure des dérèglements écologiques planétaires d’origine humaine, il nous faut inventer une notion de la liberté et un idéal d’émancipation différents de celui des Modernes Pour Constant, la liberté était synonyme de « sécurité dans les jouissances privées » permises par un gouvernement se limitant à garantir le droit de propriété. Pas question, pour ce libéral, de limiter la propension des individus à produire, échanger, consommer. Si les premiers socialistes opposèrent un autre idéal d’émancipation égalitaire et coopératif, pour limiter la lutte de tous contre tous et la « dégradation matérielle de la planète », selon le mot de Charles Fourier, force est de reconnaître que le socialisme réel du XXè siècle ne fut pas plus écologique que la vision individualiste de la liberté de Constant qui s’est imposée, culturellement, sur la planète entière.

L’Anthropocène poursuivant sa course, nous nous trouvons face aux limites, intriqués dans une foule de non-humains et pris dans les boucles de l’histoire-Terre. A quoi bon alors avoir pensé, avec Bacon, Descartes, Michelet ou Sartre, la liberté comme arrachement à la nature ? A quoi bon y croire encore avec Luc Ferry qui répète que l’homme est un « être d’antinature » et qui professe une liberté-arrachement et « un éloge du déracinement, ou, ce qui revient au même, de l’innovation » ? Dès lors qu’il n’est plus possible de s’abstraire de la nature, il s’agit de penser avec Gaïa. Une des tâches majeures de la philosophie contemporaine est sans doute de repenser la liberté autrement que comme un arrachement aux déterminations naturelles ; d’explorer ce qui peut être infiniment enrichissant et émancipateur dans ces attachements qui nous relient aux autres êtres d’une Terre finie. Que nous reste-t-il d’infini dans un monde fini ?

Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz

Extrait de l’ouvrage « L’événement Anthropocène », 2016 (2013), Editions du Seuil, pp.54-56

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