On ne peut pas dissoudre l’écologie

par Philippe Descola

Le gouvernement a décidé le 21 juin la dissolution du collectif, que le ministre de l’Intérieur accuse d’“écoterrorisme”. L’anthropologue analyse la criminalisation croissante des défenseurs de l’environnement.

Publié le 22 juin 2023, dans Télérama

C‘est une première en France : la dissolution d’un collectif écologiste, les Soulèvements de la Terre, décidée par un gouvernement. L’annonce a été faite le 21 juin lors du Conseil des ministres, comme l’avait promis le ministre de l’Intérieur, quelques jours après la manifestation contre les mégabassines à Sainte-Soline, en mars dernier. Elle marque « une nouvelle étape dans la criminalisation du mouvement écologiste », dénonce Philippe Descola, anthropologue et penseur majeur de l’écologie. Aux côtés de paysans, chercheurs, élus, il est l’un des coprésidents de l’Association pour la défense des terres, appui financier des Soulèvements de la Terre.

Comment réagissez-vous à la décision gouvernementale de dissoudre les Soulèvements de la Terre ?
Elle était annoncée depuis plusieurs mois, je ne suis donc pas surpris. Les manifestations d’autonomie que défendent les Soulèvements de la Terre sont de moins en moins tolérées par la puissance publique, et par ce gouvernement en particulier – il faut rappeler que le mouvement est né (en janvier 2021) à l’initiative d’habitants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Par autonomie, j’entends la volonté de faire un pas de côté, de déployer son existence en marge des contraintes du capitalisme tel que nous le connaissons aujourd’hui, autrement dit la mercantilisation de tous les éléments de l’existence, l’accaparement des ressources communes comme l’eau…

Gérald Darmanin l’a dit clairement en annonçant la création d’une sorte de cellule anti-ZAD au sein du ministère de l’Intérieur : il s’agit de lutter contre ces laboratoires de démocratie participative. Et ce, par tous les moyens, en employant de plus en plus de mesures illibérales, qui visent à criminaliser et empêcher l’expression pubique des citoyens qui s’opposent à la destruction du vivant.

Les Soulèvements de la Terre n’est pas un comité secret de l’« ultragauche », qui se réunirait dans des caves pour mettre à bas l’État, comme le fantasme Gérald Darmanin.

Gérald Darmanin parle d’« écoterrorisme »…
Ilaccuse ainsi des militants, proches des Soulèvements de la Terre, qui ont commis des dégradations dans une usine Lafarge, leader mondial du ciment, gros émetteur de CO2. Mais quel paradoxe que la division antiterroriste pourchasse des citoyens en les traitant d’écoterroristes, pour défendre un groupe qui est lui-même poursuivi pour association terroriste ! Car Lafarge a été mis en examen pour avoir financé plusieurs organisations terroristes, dont Daech, afin de garantir l’activité d’une usine en Syrie…

Le terrorisme est un mode d’action pour imposer un point de vue, un régime politique, par la terreur. Or rien n’est plus étranger aux modes d’intervention des Soulèvements de la Terre ! Il s’agit d’un mouvement ouvert, décentralisé, constitué d’associations de défense de l’environnement, de paysans, de naturalistes, de syndicalistes, de mouvements d’éducation populaire, de chercheurs. On y trouve la Confédération paysanne ou Attac. Bref, des personnes de tous âges, de tous horizons, qui sont révoltées par la dévastation de nos milieux, l’accaparement des terres, la bétonisation, les dégâts causés par l’agriculture industrielle, qui aspirent à un monde plus égalitaire et moins exposé à la destruction du vivant, et qui s’élèvent, aussi, contre l’inaction climatique de l’État français.

Pourquoi cette focalisation, alors ?
Parler d’écoterrorisme est surtout une façon pour le pouvoir, et les grandes firmes capitalistes, de tenter de se protéger et de détourner l’attention en brandissant un terme stigmatisant qui ne correspond à aucune réalité. Les Soulèvements de la Terre n’est pas un comité secret de l’« ultragauche », qui se réunirait dans des caves, pour mettre à bas l’État, comme le fantasme Gérald Darmanin. Ça en dit long sur l’imaginaire complotiste du ministère de l’Intérieur. Cela témoigne, aussi, de la menace que représente le mouvement écologiste pour le modèle social et économique dévastateur qui domine aujourd’hui. L’intensification de la répression le prouve. Sauf qu’on ne peut pas dissoudre l’écologie…

Est-il de plus en plus risqué d’être écologiste, aujourd’hui, en France ?
Des chercheurs comme moi, familiers de ce qui se passe dans les pays du Sud, notamment en Amérique du Sud, savons le lourd tribut payé par ceux qui luttent contre la spoliation territoriale des peuples autochtones, contre la destruction des milieux de vie par les entreprises extractives. Des centaines de militants, surtout autochtones, sont assassinés chaque année pour défendre ces valeurs.

Aujourd’hui, ces combats ne se mènent plus seulement dans des zones lointaines, où l’État de droit n’est pas toujours respecté, mais dans nos démocraties, où des citoyens qui manifestent leur opposition à des idées, des pratiques ou des projets, s’exposent à des formes de violence étatique de plus en plus intenses. Des lois destinées à lutter contre le terrorisme islamiste sont employées pour bâillonner toute forme d’opposition. C’est une terreur installée au cœur de notre arsenal législatif. Et pour le moment, celui-ci est mis en œuvre par un gouvernement qui se dit modéré…

Le cas de l’eau me semble l’un des plus emblématiques des formes contemporaines d’accaparement des terres.

Le développement du capitalisme est inséparable de l’accaparement des terres, rappelez-vous dans On ne dissout pas un soulèvement
Le capitalisme est fidèle à ses origines. Ce que Marx appelait l’accumulation du capital est né d’un mouvement d’appropriation des terres, les enclosures, qui a commencé en Angleterre, s’est étendu à toute l’Europe, puis au reste du monde avec l’expansion coloniale. Dès le Moyen Âge, ce mouvement a consisté à transformer en ressources privées des biens qui étaient auparavant utilisés en commun — pâtures, forêts…

Les travailleurs de la terre sont devenus des occupants sans titre des espaces qu’ils avaient valorisés. Ils ont été privés de ressources, ce qui les a obligés à vendre leur force de travail sur le marché. Tandis que la surface des pâtures privées, désormais encloses, a augmenté, avec pour conséquence d’enrichir quelques propriétaires locaux et de contribuer à cette accumulation primitive du capital. Ces deux grandes caractéristiques du capitalisme moderne que sont la « liberté » de vendre sa force de travail sur un marché, et la « liberté » du commerce de la terre, ont toujours cours. Aujourd’hui, le cas de l’eau me semble l’un des plus emblématiques de ces formes contemporaines d’accaparement.

Pourquoi ?
Parce qu’il s’inscrit, lui aussi, dans une histoire très ancienne et qu’il prend une dimension cruciale avec le bouleversement climatique. Au lieu de transformer leurs modes de culture de façon à s’adapter au réchauffement, comme beaucoup de paysans ont commencé à le faire, de grands producteurs d’agriculture industrielle ont décidé de passer outre, en captant un bien commun : ils pompent l’eau dans les nappes phréatiques, qu’ils stockent pour leur usage dans des mégabassines, et qui va donc faire défaut à tous, aux populations comme aux autres paysans. Cette politique est le résultat d’une cogestion entre le ministère de l’Agriculture et la FNSEA, qui dure depuis des décennies (qui a aussi provoqué la pollution de plus d’un tiers des sources d’eau potable par les pesticides !) et se poursuit sous ce gouvernement. C’est un hold-up, soutenu par l’État.

Les atteintes graves à la terre sont toujours le fait de politiques de court terme qui visent un enrichissement rapide, aux dépens de la ressource.

Certaines mégabassines ont été construites illégalement…
Tout à fait, et l’État n’a pas jugé bon d’ordonner leur destruction. La spoliation est un mécanisme bien connu. En France, il est fondé sur la complicité de l’État avec une minorité d’exploitants. Au Brésil, la spoliation des terres amazoniennes menée au profit de l’agro-industrie — les grandes entreprises de culture de palmiers à huile ou de soja —, principal soutien de Bolsonaro, est fondée sur la terreur. Mais les atteintes graves à la terre, un peu partout dans le monde, sont toujours le fait de politiques de court terme qui visent un enrichissement rapide, aux dépens de la ressource.

Encore une fois, ces pratiques ne sont pas nouvelles. On peut penser à la spoliation des landes de Gascogne, l’un des plus gros hold-up qui ait jamais eu lieu en France, au XIXe siècle : cette zone humide était gérée en commun par des éleveurs de moutons. Ils ont été expropriés par Napoléon III au prétexte officiel d’assainir des marécages. Ils’agissait en fait de permettre à quelques grands bourgeois d’acquérir les vastes domaines préemptés par l’État et de planter, pour l’exploiter, la forêt de pins qui domine aujourd’hui la région.

L’écrivain Alain Damasio, qui soutient comme vous les Soulèvements de la Terre, dit qu’on a « épuisé les façons douces de faire les choses »
Il y a plusieurs façons d’agir, comme le montrent les Soulèvements de la Terre. Les ZAD, notamment, sont des expériences particulièrement intéressantes, des manières alternatives de vivre en commun un territoire, de le protéger, de le partager entre les habitants humains et non humains… Et s’il y a eu plus de cent mille signatures en quelques jours pour soutenir les Soulèvements de la Terre, c’est que ces façons de procéder reçoivent de plus en plus d’assentiment des citoyens. Cent mille signatures,cela me paraît beaucoup, surtout pour soutenir un mouvement menacé de dissolution, ce qui signifie qu’en s’engageant à ses côtés on se met en risque, notamment d’être identifié par les Renseignements comme un écoterroriste potentiel, avec toutes les conséquences que cela pourrait avoir dans un futur proche ou lointain.

Votre nom est apparu dans une note des Renseignements généraux sur les Soulèvements de la Terre. Vous avez l’impression de prendre des risques ?
Je suis anthropologue, j’ai passé une partie de ma vie en Amazonie, avec des chasseurs de têtes, dans des conditions que beaucoup jugeraient très risquées ! Il faut relativiser… Si je prends un risque, c’est de m’exposer à la critique : celle de sortir de mon domaine de spécialité, qui consiste à analyser les rapports entre humains et non-humains, d’abord en Amazonie, puis dans une perspective comparatiste à l’échelle mondiale. Sauf que ce travail est percuté par la réalité, par l’iniquité des formes d’interactions entre humains et non-humains, et je ne peux pas faire autrement que d’en parler.

Les chercheurs s’engagent-ils suffisamment ?
De plus en plus. Ça me frappe dans les sciences sociales et humaines, ce qui n’est pas nouveau, mais aussi, et c’est plus récent, dans les sciences de la Terre, où les scientifiques qui travaillent sur les questions de biodiversité ou de réchauffement climatique, sont confrontés de plein fouet à l’urgence… Et c’est très manifeste chez les jeunes chercheurs. Ils sont de plus en plus nombreux à s’engager à fond dans ces luttes contre la dévastation du monde.

Philippe Descola en quelques dates
1949 Naissance à Paris.
1976 Enquête ethnographique chez les Jivaros Achuar en Équateur.
1983 Doctorat d’ethnologie sous la direction de Claude Lévi-Strauss.
1989 Directeur d’études à l’EHESS.
2000 Chaire d’« Anthropologie de la nature » au Collège de France.
2005 Par-delà nature et culture (Gallimard).

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