L’épuisement de l’Etat-Nation rationnel

Nous ne croyons plus en la figure d’un Etat investi totalement par la puissance de la raison, de la technique et de la science. Cet Etat, devenu quasi partout Etat-nation au cours des XIXème et XXème siècles, dont l’action fut d’homogénéiser et d’uniformiser, a épuisé ses ressources. Il s’était placé au-dessus de la multitude des êtres et des choses en désignant le bien commun et l’intérêt général, depuis une position extérieure à la société commune, par la bouche des experts, des corps d’ingénieurs, d’administrateurs ou de juristes. Le problème, avec les experts, c’est qu’ils ne savent pas ce qu’ils ne savent pas (Nassim Nicholas Taleb). Le temps des avant-gardes dirigeant la société, inauguré dans la première moitié du XIXème siècle par les saint-simoniens héritiers des Lumières, est maintenant derrière nous. Nous ne voulons plus obéir à ce mythe, quand bien même ce mythe se soit montré fécond et efficace. Et Karl Jaspers nous le dit : lorsque le mythe est passé, aucun effort de la volonté ne le régénèrera. C’est-à-dire que nous ne pouvons pas ressusciter le temps béni où le mythe fonctionnait, y compris le mythe de la Modernité poussé à son extrême, celui du Docteur Faust ! Cornelius Castoriadis le confirme : le problème qui est devant nous est celui du dépassement de la signification imaginaire de l’Etat-Nation vers une autre forme d’identification collective – et les difficultés que ce dépassement rencontre.

Il y a donc lieu de s’interroger sur la puissante réflexion de Peter Sloterdijk sur la civilisation de la gâterie, point d’aboutissement de la Modernité, qui aurait relégué la misère, le labeur et l’honnêteté dans les oubliettes d’un passé révolu : revenus sans travail, sécurité sans combat, immunité sans souffrance, savoir sans apprentissage, célébrité sans œuvre. Des signes de sa corrosion ne sont-ils pas aujourd’hui prégnants? Non par un retour vengeur de la Nature, mais par la redécouverte de sa radicale nouveauté, qui met à bas obstinément nos mythes nécessaires. Et à celui de la gâterie, de la démocratisation du luxe (René König), y croyons-nous encore vraiment ?

Réfléchissant à l’avènement de l’Etat, c’est-à-dire des temps historiques, Marcel Gauchet indique qu’est inhérent à la puissance, l’impératif de montée en puissance. Et donc à terme son écroulement.

Henri Lefebvre avait lui décelé que l’antinomie la plus radicale et la plus profonde commence à se découvrir. Sans doute s’agit-il du conflit qui s’annonce entre le modèle et la voie. Conflit théorique et pratique, politique et philosophique. La voie, contrairement au modèle, est tantôt large, tantôt étroite, imprécise, et n’est balisée par personne.

Toute loi emprunte au modèle, même quand elle se veut libératrice. Le théologien Paul Beauchamp analyse comment la Loi, celle donnée à Noé comme celle donnée à Moïse, bien qu’endiguant la violence humaine, ne peut la supprimer. Elle tente de la contenir au double sens de freiner la violence et de l’abriter. Mais, précise André Wenin, commentant la pensée de Paul Beauchamp, elle risque de contribuer à son escalade ; elle est donc frappée en creux du sceau de l’impuissance. C’est à la justice de dépasser la loi en renonçant à toute violence.

Quant au Laozi, il dit d’expérience : Plus les lois se manifestent, et plus les voleurs s’accroissent (§ 57). Toute volonté de puissance qui veut contraindre, même pour le bien des sociétés humaines, génère en son sein sa propre impuissance.

S’opposant à la volonté de rationalisation intégrale et unilatérale, les spectres du Renversement rôdent autour des programmes d’optimisation de la rationalité : catastrophes, crises, apocalypse toujours possible (Dominique Janicaud).

Olivier Frérot

Texte extrait de l’ouvrage « Métamorphose de nos institutions publiques », publié en 2016 par Chronique sociale

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