Résister à la corruption du langage

Les pouvoirs, fondant leur libéralisme sur l’absence de censure, ont recours au flot submergeant des mots, et à cette terrible langue de bois médiatique qu’ils nomment éléments de langage, qui alourdit les mots, les transformant en objets de discours institués, les clôturant sur eux-mêmes tout en les rendant approximatifs, les éteignant, les privant ainsi de leur sens explosif, de leur pouvoir créateur et de leur capacité à rejoindre la vie. Chaque système social, qu’il soit féodal ou libéral, développe une langue qui affirme le système jusque dans les choses les plus accessoires (Max Frisch). En régime de Modernité technique, le concept a tendance à être absorbé par le mot. (…) Le mot devient cliché ; en tant que cliché il règne sur le langage parlé ou écrit ; la communication empêche dès lors un authentique développement du sens (Herbert Marcuse). Cet état de notre langue révèle un asservissement dont nous n’avons malheureusement plus assez conscience. Non, je ne suis le contemporain de personne, se plaint le poète russe Ossip Mandelstam. Oui, tout poème est l’échec de la poésie, dira Yves Bonnefoy. Il y a du mauvais désordre dans notre langage, et ce désordre augmente. La corruption de l’homme est suivie par la corruption du langage (Ralph Waldo Emerson). Car les techniques du pouvoir assomment d’informations les subjectivités en fonction des impératifs de la sphère marchande et technique. L’Occident moderne perd le sens de la valeur du langage par l’excès d’usage auquel il le soumet (Pierre Clastres).

La corruption de la langue n’est pas nouvelle, ainsi que le montre ce dialogue de Confucius avec un de ses élèves :

Zilu : A supposer que le prince de Wei compte sur vous pour l’aider à gouverner, que feriez-vous en tout premier lieu ?

Le Maître : une rectification des noms, sans doute (XIII, 3).

Platon le dit lui également, de façon quasi contemporaine et pour une autre aire civilisationnelle : Mal parler n’est pas seulement une faute contre le langage même, cela fait encore du mal aux âmes. De même que l’historien grec Thucydide qui dénonçait les hommes politiques responsables de la guerre du Péloponnèse : pour se justifier, ils changèrent la valeur habituelle des mots par rapport aux actes qu’ils qualifient.

La Bible déplore aussi la perversion du langage : Que Yahvé retranche toute lèvre trompeuse, la langue qui fait de grandes phrases, ceux qui disent : la langue est notre fort, nos lèvres sont pour nous, qui serait notre maître ? (Psaume 12, 4).

Ce n’est donc pas nouveau mais toujours très actuel et urgent de nous occuper de la langue que nous parlons, et que nous parlons mal. C’est pourquoi dans le cahier des charges de notre morale figure aussi la linguistique (Günther Anders).

En effet, le double langage cynique des hommes au pouvoir, truffé d’oxymores, cache aux citoyens les décisions favorables à leur propre clan. Le sens des mots, dans cette guerre psychologique qui ne dit pas son nom, est volé et détourné (…).Ainsi,  les « marchés », ce sont des êtres humains qui s’adonnent à la spéculation financière et s’enrichissent à tout prix (Michel et Monique Pinçon). La formation d’un langage et d’un mode de pensée de plus en plus éloigné de la vie quotidienne favorise à la fois l’abstraction qui propage la barbarie et l’oubli qui la tolère (Raoul Vaneigem).

Ce langage nie ou absorbe le vocabulaire transcendant ; il ne recherche pas le vrai et le faux, il les établit, il les impose (Herbert Marcus). Les hommes se voient donc troublés et empêchés de réinventer leur monde par une parole ouverte et neuve qui veut se libérer des signes-déjà-là, des représentations objectives déjà mortes. Le langage marche avec les bourreaux / Voilà pourquoi nous devons chercher un autre langage (Tomas Tranströmer). Cette langue renouvelée qu’évoque le poète, les hommes du droit des peuples s’emploient aussi à la retrouver lors des procès des Cours pénales internationales, afin d’arracher la perversion des mots qu’ont effectuée les génocidaires et les négationnistes. Pour rétablir la confiance en un monde commun et vivable, les choses doivent être désignées par leur propre nom, celui de la langue de tous, même si, après la tragédie, le sens ne peut plus être tout à fait le même. En somme, le droit remet la main sur le langage, précise le magistrat Denis Salas.

Peuples de la terre, ne détruisez pas l’univers des paroles,

ne découpez pas avec les couteaux de la haine

le son qui fut enfanté en même temps que le souffle … (Nelly Sachs)

Olivier Frérot

Texte extrait de l’ouvrage « Métamorphose de nos institutions publiques », publié en 2016 par Chronique sociale

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