Le suicide de l’Europe

Précédé par les massacres des partisans de la Commune de Paris, après ceux de juin 1848, qui ont décrédibilisé les valeurs bourgeoises, et dont l’onde de choc conduira pour la France à juin 1940, le développement des idéologies totalitaires et les guerres du XXème siècle ruineront la puissance intellectuelle et spirituelle de l’Occident et provoqueront, sur le fond le plus déchiqueté de l’histoire (Rachel Bespaloff), introduisant en nous la honte d’être un homme (Primo Levi pour les camps nazis, Günther Anders pour Hiroshima), la fin de sa domination sans partage sur les autres peuples après cinq siècles d’une extraordinaire progression, en annihilant la supériorité affirmée de sa civilisation qui avait espéré que le progrès mettrait un terme à la souffrance humaine, réalisant dramatiquement le Zivilisationbruch, « la rupture de civilisation » (Dan Diner). Tout près de nous, la Guerre d’Algérie manifestera encore cet effondrement spirituel, intellectuel et politique, du fait des massacres, des tortures et des exactions massives couverts par le gouvernement français et justifiés par une idéologie raciste. Ce qui fit dire à Frantz Fanon pour la nouvelle Algérie indépendante, que, si nous voulons répondre à l’attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe.

Adieu, fantômes ! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi, se lamente Paul Valéry en 1919, au lendemain de l’hécatombe de la Première Guerre mondiale. Romain Rolland développera le thème du suicide de l’Europe, car écrit Stefan Zweig dans sa biographie de Romain Rolland, il faut se représenter la démence, à peine compréhensible aujourd’hui, des premières années de guerre, l’épidémie intellectuelle qui fit de l’Europe un asile d’aliénés. Ce fut donc un véritable miracle que la civilisation européenne ne se soit pas complètement effondrée et qu’une énergie vitale s’y levât encore à l’issue des guerres civiles européennes et des guerres coloniales dévastatrices. Sans doute le devons-nous à la Résistance.

Ô l’heure amère du destin / Lorsque nous contemplons dans les eaux noires une face de pierre (Georg Trakl).

Pouvons-nous imaginer ce que l’Europe aurait encore apporté à la pensée universelle si les penseurs juifs-allemands, qui furent si créatifs, n’avaient pas déserté le continent après l’installation du régime nazi, ou ne soient disparus. Quant à la philosophie et à la science françaises, si elles demeurèrent fécondes dans la deuxième partie du XXème siècle, elles le doivent pour une part significative aux penseurs et savants français de tradition juive.

C’est bien en connaissance de cause que, dès la sortie de la guerre, André Malraux avait écrit qu’était morte l’illusion d’une science qui eût conquis le monde sans rançon.

Olivier Frérot

Texte extrait de l’ouvrage « Métamorphose de nos institutions publiques », publié en 2016 par Chronique sociale

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