L’éthique religieuse de la fraternité

Il existe une dimension du « désenchantement du monde » qui est traitée de manière allusive dans L’Ethique protestante, mais qui apparaît de manière plus insistante dans d’autres textes. Il s’agit de la disparition de ce que Max Weber appelle « l’éthique religieuse de la fraternité ». On pourrait parler, au sujet de la perte de cette éthique, d’un «désenchantement de la communauté». C’est en reprenant ce motif que nous pourrons mieux cerner une question décisive que Weber pressent mais qui sort de l’horizon de sa problématique.

Weber avance ce concept de fraternité dans le cadre de ses recherches sur les religions du salut–délivrance (Erlösung). Qu’entend-il par là ? Il vise les mouvements prophétiques ou ascétiques qui apparaissent à l’intérieur des religions déjà instituées, tels l’hindouisme, le judaïsme, le christianisme, l’islam. Ces mouvements se présentent en général sous les traits suivants :1) comme un effort d’intériorisation des croyances, donc comme une dévalorisation des rituels et des pratiques « magiques » pour parvenir au salut ; 2) comme la recherche d’une méthode spirituelle permettant l’obtention régulière de biens intérieurs (telles la paix de l’âme, la lucidité, la force morale) ; l’ascèse en est une variante possible mais non nécessaire ; 3) enfin comme un effort de sublimation des rapports à autrui jusqu’à un amour universel qui fait de tout être humain un être digne d’attention et d’affection de la part du croyant.

C’est ce dernier point qui nous intéresse. Cet amour exige, d’une part, un refoulement des liens de parenté (se couper de sa famille, de son clan, comme l’exige Jésus par exemple), mais institue, d’autre part, une communauté où les relations entre membres sont calquées sur les formes de la « parenté naturelle » (Sippe). C’est cela que Weber désigne comme «éthique religieuse de la fraternité». Ce qu’implique une telle éthique, c’est d’avoir une réciprocité de dons et de services, une entraide matérielle pour la subsistance, un soutien mutuel dans la souffrance. Les effets sur la vie sociale en sont importants. Cela peut se marquer par un adoucissement du rapport hiérarchique : le puissant doit aide et protection aux plus faibles. Au plan économique, l’éthique religieuse de la fraternité prohibe le prêt à intérêt, encourage l’aide bénévole et le partage des richesses. Sur un plan plus général, enfin, cette éthique fait de tout rapport à autrui rapport personnel et élude l’examen rationnel des situations au profit d’une attitude affective de solidarité.

Or, explique Weber, c’est à partir de cette expérience communautaire de la fraternité et de cette réciprocité personnelle, d’abord limitée à un « groupement de voisinage », que s’opère le saut vers l’amour universel, vers l’impératif d’un lien oblatif et généreux avec n’importe qui : l’inconnu, l’étranger, voire l’ennemi. On a bien là, dit Weber, cette offre d’amour pour le « premier venu » que Baudelaire définissait comme cette « sainte prostitution de l’âme » si caractéristique de l’amour chrétien. Or c’est bien cette «éthique religieuse de la fraternité » qui, à un moment donné, s’est trouvée en conflit profond avec le mouvement propre du développement économique. Ce mouvement met en place une rationalité qui dans l’échange des biens doit écarter l’implication personnelle, qui pour toute activité de production doit définir des coûts, qui pour l’investissement productif de capitaux doit obtenir des intérêts, et pour l’efficacité des transactions doit éviter le marchandage et disposer de prix fixes. Or, il s’est passé que l’éthique protestante a répondu à ses exigences sans les avoir directement visées, tandis que la tradition catholique (Weber le suggère à plusieurs reprises) est restée attachée à cette « éthique religieuse de la fraternité ».

Marcel Hénaff

Extrait de l’ouvrage  » Le prix de la vérité « , 2002, éditions du Seuil, pp. 362-364

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