Le commerce, longtemps considéré illégitime

Quant aux métiers qui requièrent une intelligence plus élevée que ce qui concerne le service du corps, comme barbier ou cuisinier ou dont la société retire un grand bénéfice, il sont respectables chez ceux au statut desquels ils conviennent. Le commerce sur une petite échelle doit être considéré comme vil ; mais, s’il est pratiqué sur une grande échelle et porte sur de vastes régions, important en masse de partout et approvisionnant beaucoup de gens sans fraude, il n’est pas à blâmer absolument. Mieux même, il semble mériter le plus grand respect si ceux qui s’y adonnent, rassasiés ou plutôt satisfaits de leurs gains, passent du port à des possessions en terre. De tout ce dont on peut tirer un bénéfice, rien ne vaut l’agriculture, rien n’est plus productif, plus doux, plus digne d’un homme et d’un homme libre. (Cicéron)

Ce texte laisse entendre que le commerce en gros est pratiqué par des citoyens (puisqu’ils accèdent à l’acquisition des terres) et que cela ne choque pas. Mais c’est parce que, dans ce cas, l’activité d’import-export prend une valeur de service rendu à la cité et permet d’accéder à un supplément de richesse noble : celle qui est liée à la possession de la terre. Il importe donc de nuancer les jugements. En vérité (en dépit de l’anathème platonicien contre le commerce), tout dépend du statut de celui qui fait commerce et de son but. S’il s’agit d’un non–citoyen et si le but est le profit comme tel, alors le métier de marchand – de gros ou de détail – est invariablement considéré comme indigne.

Ces constats ne nous expliquent pourtant pas quel est l’origine de cette exclusion. Rien ne serait plus inexact que de la croire propre à la Grèce ou à la Rome antiques. Il s’agit en fait d’une situation commune à tout le monde indo–européen (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne se retrouverait pas en dehors de cette aire de civilisation). On constate en effet l’absence de l’activité commerciale dans le système tri-fonctionnel indo–européen tel que Georges Dumesnil l’a mis en lumière en des travaux maintenant bien connus et reconnus. Si la place du marchand n’a pas été prévue, c’est qu’il s’agit d’une profession survenue tardivement. Elle se détache de l’échange traditionnel et en subvertit les formes. Comment?

La meilleure réponse nous est sans doute donnée par Émile Benveniste, dans l’enquête sémantique qu’il conduit à propos de la notion de commerce au chapitre 11 du tome I de son Vocabulaire des institutions indo-européennes. Significativement, ce chapitre s’intitule : « Un métier sans nom : le commerce », et le sommaire de présentation conclut sur la « difficulté à définir une activité sans tradition dans le monde indo–européen ». Car, s’il y a abondance de termes pour désigner l’achat et la vente, cela ne spécificie pas pour autant une activité commerciale. Pourquoi ? Parce que le cultivateur qui échange ses produits ou même qui vend son surplus sur un lieu de marché ne fait pas du commerce, ce n’est pas un marchand, même s’il l’échange contre du numéraire. C’est un producteur qui veille à compléter ses besoins propres : il achète et vend pour lui-même.

À quoi se reconnaît donc une activité proprement commerciale ? À ceci qu’elle consiste à acheter et à vendre pour d’autres : « Dans le monde indo–européen, le commerce est l’affaire d’un homme, d’un agent. Il constitue un métier individuel. Vendre son surplus et acheter pour sa subsistance est une chose ; acheter et vendre pour d’autres est autre chose. Le marchand est un intermédiaire dans la circulation des produits de la richesse. » Et si on se demande qui assume cette activité, on constate alors, remarque Benveniste, que ce ne sont jamais des citoyens, mais des étrangers, souvent des affranchis, brefs des gens de condition inférieure.

Il y a donc une double excentricité de l’activité marchande : tout d’abord comme médiation ajoutée aux échanges ordinaires et directs ; ensuite comme le fait de gens extérieurs à la communauté. Les langues indo–européenne signalent cette excentricité par l’absence de termes capables de désigner le commerce et les commerçants, sinon de manière négative: « Il y a seulement des mots isolés propres à certaines langues, de formation peu claire, qui sont passés d’une langue à l’autre. Souvent, nous ne savons même pas si la notion de commerce a existé. » Ainsi, la notion latine de neg-otium s’est calquée sur celle, grecque,d’a-skholia, c’est-à-dire littéralement privation de skholè ou d’otium (loisirs, repos, disponibilité), donc occupation, soucis, empêchement, affaire. Tout le vocabulaire du commerce procède de cette qualification négative. Le commerçant, c’est par excellence l’homme occupé, celui qui n’a pas ou ne s’accorde pas ce loisir qui seul connote la bonne naissance, l’activité noble ou la citoyenneté véritable. Cela paraît jusque dans les formes de langue plus récente : business, c’est l’activité de celui qui est busy ; « affaire » est une substantivation de « à–faire ».

« Les affaires n’ont pas de nom ; on ne peut les définir positivement parce que – au moins à l’origine – c’est une occupation qui ne répond à aucune des activités consacrées et traditionnelles. Les affaires commerciales se placent en dehors de tous les métiers, de toutes les pratiques, de toutes les techniques ». D’où aussi la difficulté de cerner la place du marchand dans le système des castes de l’Inde traditionnelle ; le système connaît des variantes selon les régions, c’est-à-dire selon les ensembles ethniques, mais dans tous les cas le marchand est situé dans les castes inférieures. Son statut exact, cependant, est difficile à définir, explique Louis Dumont, qui constate que « sur la question du marchand les termes normatifs se taisent».

Ces diverses analyses sont précieuses en ce qu’elles restituent sa profondeur temporelle à un phénomène qui a traversé toute notre histoire jusqu’à une date récente. Ce phénomène, il est possible de le résumer d’une formule : illégitimité rédhibitoire de la figure du marchand. Le Moyen Âge lui-même, qui, à partir de la « renaissance urbaine » du XIIè siècle, a su offrir une place et un statut aux marchands regroupés, comme les artisans, en guildes et corporations, et bien intégrés dans la vie communale (au point de souvent la dominer), n’en a pas pour autant modifier la vieille tri-partition indo–européenne. L’ordre social reste orienté (si l’on suit les analyses de Georges Duby) autour de l’organisation des statuts : clergé, noblesse, paysans – oratores, bellatores, laboratores. Les mercatores restent hors champ. Peu à peu, ils seront comme les artisans inclus dans la catégorie très large du tiers état (où fut amalgamé tout ce qui n’était pas clergé et aristocratie). Il n’empêche que leur statut n’a jamais réussi – jusqu’à une date relativement récente – à trouver la vraie reconnaissance. Un historien du capitalisme le constate : « L’organisation de la société médiévale n’avait pas prévu le marchand. L’homme voué à des gains n’avait qu’une activité illégitime. »

Marcel Hénaff

Extrait de l’ouvrage « Le prix de la vérité », 2002, éditions du Seuil, pp. 94-97

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