Chez les Indo-Européens anciens, l’essentiel est relation

L’étude du vocabulaire économique des différentes langues indo-européennes a révélé avec netteté un fait institutionnel notable : aux temps indo-européens les plus anciens, les relations marchandes au sens propre n’existaient pas, et l’échange commercial, bien loin de consister en un prolongement normal de la production, était conçu comme un aspect parmi d’autres d’un ensemble institutionnel beaucoup plus vaste, à savoir celui des relations, des accords, des prestations entre des groupes sociaux distincts.

D’un côté, pas plus qu’il n’y a de mot pour désigner différents métiers productifs (pas même « agriculteur » ou « éleveur », parce qu’en un sens tout le monde l’était), il n’y en a pour « marchand, commerçant », ni pour « commerce ». D’un autre côté, de la racine mei-, « échanger » dérivent des mots de sens a priori bien différents (…). Un tel «contrat» n’est évidemment pas commercial, pas plus d’ailleurs que l’« amitié » en question n’est une affaire d’affection. Benveniste illustre la notion en rappelant la scène de l’Iliade, où deux héros adverses, se rencontrant sur le champ de bataille, révèlent l’un à l’autre leur identité, découvrant que leurs grands-pères ont été liés par des relations d’hospitalité et qu’ils sont donc « hôtes héréditaires » : ils scellent immédiatement cette « amitié » familiale par l’échange de leurs armes – l’un rendant une valeur décuple de l’autre, selon un processus typique des mentalités primitives et que déjà Homère ne comprend plus.

Ainsi, mei- renvoie à une procédure fondamentalement économique (échange de biens, circulation d’objets), mais pour les locuteurs, cette notion économique n’est qu’un aspect d’une relation interindividuelle, et la racine est apte à désigner la dimension abstraite du « devoir » de celui qui s’est engagé (dans munus, « devoir, charge officielle » en latin, aussi bien que dans mitra, « amitié, contrat » en védique). Le même réseau sémantique se constate à l’occasion d’autres rapprochements.

L’indo-européen postérieur possède une racine pour désigner l’acte de « donner », simplement : do-, l’une des plus productives. Mais, en hittite, son reflet da-signifie l’inverse : « prendre ». Et cela connote le sens de l’évolution sémantique : les plus anciens indo-européens n’ont de termes que réciproques. À côté du hittite da-, l’irlandais conserve a-da-, « recevoir » : la racine désigne donc la transitivité de la relation. À partir de ce sens commun, le hittite et les autres langues ont divergé, le vocabulaire s’est affiné à mesure que les notions économiques précises se dégageaient avec la complexification de la société et la division du travail.

De même, de la racine key-, on a un féminin koyna-, dont sont issus en avestique kaena-, « vengeance, haine », en grec poiné, « vengeance, punition », mais en slave cena-, « prix ». Or si la vendetta est attestée dans la plupart des sociétés indo-européennes, elle peut toujours être interrompue par un dédommagement « financier ». C’est de cela qu’il s’agit ici : la koyna est ce qu’on inflige comme dédommagement au clan ennemi, et key– signifie « compenser, obtenir compensation ».

En somme, les indo-européens les plus anciens vivaient la relation économique de la manière courante dans les sociétés primitives remarquablement décrites par Marcel Mauss dans son Essai sur le don, ou par Bronislaw Malinowski dans ses Argonautes du Pacifique occidental : la circulation d’un objet d’un homme à un autre fonde une relation sociale entre eux, et engage l’un et l’autre. Ici, l’essentiel est la relation : elle peut être de nature tout autre qu’économique, et l’objet en est le moyen.

Bernard Sergent

Extrait de l’ouvrage « Les Indo-Européens, histoire, langues, mythes » 1995, Bibliothèque scientifique Payot, pp. 306-307.

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