La joie commune

La joie n’est pas uniquement un sentiment individuel. Si elle est l’expérience la plus vive que chacun de nous recherche, la plus forte qui nous établisse dans l’existence, elle est aussi ce qui fonde au plus profond une communauté humaine. La joie est fondatrice d’avenir. Elle est la lumière solaire resplendissante qui éclaire l’horizon de nos vies personnelles et collectives.

Les sociétés humaines sont animées par des grands cycles d’union et de désunion. Les historiens des longues périodes nous apprennent que les civilisations durent de l’ordre du demi-millénaire. Après avoir pris leur envol en un véritable enthousiasme, elles s’établissent pour plusieurs siècles, par un cercle vertueux, dans une belle fécondité. Puis, suite à des événements négatifs qu’elles n’arrivent pas à bien assimiler, la confiance populaire d’origine se voile, et leurs valeurs-ressources rencontrent de moins en moins d’adhésion. Elles se crispent alors sur ces valeurs qui les ont fondées dans une sorte d’excès qui les ruinent davantage. Le cercle vicieux est enclenché, et la méfiance, petit à petit, remplit la société. La grisaille remplace la joie sous-jacente et fécondante des débuts. La communion de l’élan originaire se mute alors en amertume, puis en agressivité et enfin en violence. L’incompréhension gagne les intelligences qui se rétrécissent. Et les individus se rapatrient sur du connu, dans un forme de nostalgie des temps anciens mythifiés, qui va jusqu’à une attitude réactionnaire et une dureté autoritaire. Et comme une foi collective, une croyance commune profonde et assurée, ne se rattrapent pas, celles-ci s’étiolent irrémédiablement, et l’énergie positive qu’elles distribuaient dans la société se retourne contre elle et ses membres.

Pour ce qui est de notre civilisation occidentale technoscientifique, enracinée dans la toute-puissance de la rationalité, nous y sommes désormais.

Nous ne décrirons pas ici cette déréliction. Les théories de l’effondrement s’y emploient aujourd’hui avec précision. La collapsologie apparaît effectivement comme une nouvelle branche scientifique, et ses prédictions s’établissent sur des arguments de plus en plus fermes et fondés

Nous allons regarder au-delà de cet effondrement qui se confirme de jour en jour. Rationnellement, en effet, notre civilisation ne semble pas pouvoir échapper à la nasse qu’elle a elle-même tissée et qui l’enserre : le piège d’une vision du monde uniquement et donc excessivement fondée sur la puissance du rationnel et de la maîtrise technologique.

Nous allons lancer nos regards, nos sentiments, nos affects à la fois plus loin et plus intérieurement, dans ces lieux si précieux où émerge et bouillonne la Vie. Et donc la Joie. Car si c’est la fin d’un monde, ce n’est pas la fin du monde. Une nouvelle civilisation pointe et elle est reconnaissable à cette vivacité effervescente et joyeuse qui caractérise les bourgeons de tout nouveau printemps. Certes ces fines pointes ne sont pas encore légions, et il peut bien y avoir des coups de froids qui les blessent, voir les tuent. Il faut affiner son attention pour les voir et les entendre dans le brouhaha désarticulé dominant. Il faut se laisser gagner et habiter par cette joie renaissante au sein de sa propre intimité et goûter l’espérance qui se ravive. Cette attitude n’est pas d’abord intellectuelle. Elle est expérientielle et existentielle. Il faut tout simplement en être, y participer, y ex-ister, être pris dans ce nouvel enthousiasme communicatif. Alors une nouvelle confiance fondamentale apparaît, en soi-même et chez les autres qui y contribuent, et elle se met à circuler entre nous et nous soulève. Nous sentons des forces nouvelles, puissantes nous relier les uns aux autres, les humains entre eux, mais aussi, et quelle joie !, avec tous les êtres vivants et les éléments de la nature. Le courage prend un nouveau sens, comme une évidence que c’est là qu’il faut être, quels que soient les dangers, là qu’il faut s’engager de toutes ses forces, de toute l’intelligence de son cœur, car nos capacités y sont régénérées et de nouvelles, jusque là inconnues, nous sont données. Y est vécue une fraternité joyeuse qui transcende les différences et les idéologies, que les intellectuels enfermés dans les concepts ont tant de mal à saisir.

C’est l’expérience magnifique de la joie commune !

Cette aventure qui nous saisit comble notre dimension collective. Les humains sont des animaux profondément sociaux. L’individualisme moderne nous a coupés de cette racine essentielle au déploiement de nos vies, et a asséché ce courant d’énergie dont nous avons absolument besoin pour nous épanouir. Entreprendre, coopérer, faire ensemble, construire collectivement, nous est indispensable pour nous trouver. L’entraide est, avant la compétition, la première loi de la vie. Darwin l’avait signalé, mais nous avons davantage cru à Spencer et à sa théorie de la lutte pour la domination au sein de sociétés humaines de tous contre tous.

Si le secret de l’Occident, comme le dit Heidegger, c’est la technique, c’est aussi, et cela Heidegger l’a oublié, l’établissement de la dignité irréductible et non rationnalisable de chaque être humain. Emmanuel Kant en a posé les fondements philosophiques et la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 a permis à tous les peuples du monde de s’y conjoindre. Or si l’individualisme est une idéologie, et comme toute idéologie exclut ce qui ne colle pas avec elle, l’individuation est l’aventure in-finie de chaque vie humaine à jamais unique. La découverte formidable est que le processus d’individuation, c’est-à-dire celui de s’apprendre et de se trouver chaque jour radicalement nouveau, ne peut se réaliser que dans le faire-ensemble, dans des collectifs où chacun se déploie dans l’action commune en y apportant non seulement ses compétences mais fondamentalement sa propre individualité. Et ces collectifs sont eux-mêmes en devenir permanent, en mouvement, en chemin, en intranquillité. Là est notre joie singulière et collective. Là est l’énergie créative qui nous permet d’affronter les difficultés insurmontables. C’est la coopération entre humains qui est la source de la joie.

Si les humains sont capables du pire, notamment quand ils se situent sur le versant descendant d’une civilisation, ils sont capables du meilleur sur le versant ascendant de la suivante, c’est à dire qu’ils sont aptes à l’impossible. C’est pour cela que, établis dans une confiance indestructible, nous allons trouver des passages pour sortir de la nasse mortifère dans laquelle nous sommes apparemment coincés. Comme l’a dit Héraclite il y a vingt-cinq siècles, s’il n’espère pas, il ne découvrira pas l’inespérable, lequel est introuvable et sans voie d’accès. Animés d’une foi commune, une communauté humaine est en effet d’une puissance créatrice considérable.

La joie collective engendre les joies individuelles qui, à leur tour, la nourrissent. Il y a dans l’histoire de l’humanité des périodes plus heureuses que d’autres, et certaines mêmes illuminées par une espérance débordante. Un tel moment semble aujourd’hui bien utopique, et pourtant nous ne sommes sans doute pas loin d’un tel flamboiement. Oui, le chemin en est court, mais à condition de franchir d’un bond décidé la faille, celle qui sépare les deux civilisations, la mourante où nous nous complaisons dans l’inertie et la paresse, et l’émergente que nous n’osons voir car trop dérangeante de vitalité. Ce changement de paradigme, comme l’on dit souvent, appelle une conversion nette, un changement complet de versant, en sautant par-dessus la ligne de crête. Or, il ne faut pas tarder car les monstres, nous le savons, ne sont déjà plus tapis dans l’obscurité du gouffre et ont lancé leur terrible poison destructeur. La tragédie s’annonce à pas à peine feutrés, reconnaissent ceux qui ont la mémoire de l’histoire. Mais le pire n’est néanmoins pas certain, et le temps de la catastrophe peut être drastiquement raccourci.

Il est en effet possible de sortir de l’ambiance générale de désillusion, qui semble vouloir submerger nos volontés et les paralyser, générant un cercle vicieux de tristesse dont on ne voit pas la fin. En effet, déjà, certains, encore peu nombreux mais dont le nombre augmente vite, ont franchi la brèche et passé le col, et appellent de leur vive voix, depuis l’autre rive ensoleillée, depuis l’autre versant, à les rejoindre. Ils crient une nouvelle cohérence qui s’ancre dans la puissance de la Vie.  Si les peines et les joies se lovent les unes dans les autres, c’est bien la joie créatrice qui nourrit désormais ces pionniers. Leur conversion aux valeurs de la nouvelle civilisation de la Vie leur apportent ce que jamais l’argent-roi ne pourra leur donner : la joie n’est pas achetable, comme aucune valeur spirituelle. Quelle jouissance que ce sentiment de liberté, de légèreté, et de souplesse ! Quel bonheur de participer à la création d’une nouvelle civilisation en se laissant traverser et habiter par la puissance de la Vie que l’on reconnaît en tous les humains et tous les êtres vivants ! Quelle joie de goûter son unicité dans une communauté, une, retrouvée !

Olivier Frérot

Texte publié dans l’ouvrage collectif « Qu’est-ce qui arrive à … la Joie ?», 2019, éditions Laurence Massaro,

https://www.editions-laurencemassaro.com/collections/qu-est-ce-qui-arrive-a/article/qu-est-ce-qui-arrive-a-la-joie

Laisser un commentaire