Pierres de mémoire, célébration de la vie artificielle

Ce sont deux pierres au milieu d’un jardin, quelque part au Japon. Elles se tiennent là, verticales, immuables et bavardes. Ce sont des pierres de mémoire, monuments rituels propres à la culture shinto, voués à célébrer les absents qui importent. Ce sont deux pierres grises, solennelles, semblables à d’autres pierres qui parlent ailleurs au Japon. Des pierres commémorent les chevaux morts au combat, les animaux et oiseaux chassés, l’escargot–parasite Miyairi éradiqué. D’autres rendent grâce aux pinceaux d’estampes, aux aiguilles de couture qui ont servi fidèlement jusqu’à la fin, aux services à thé que l’on a chéris et qui ont rendu l’âme. Ces deux pierres dans ce jardin racontent une autre histoire. Sur l’une, on peut lire : « En souvenir des cellules et vies artificielles. » Sur l’autre : « En souvenir des micros–organismes ».

Nous sommes dans le jardin de l’université Waseda, où des biologistes travaillent chaque jour avec ces entités. Où ils sont travaillés par elles, notamment par les cellules artificielles qu’ils créent et manipulent constamment. Qui sont-elles ? Comment les penser ? C’est-à-dire, ici, comment les considérer ? Oui, les cellules se reproduisent, elles sont vivantes d’une certaine manière. Mais non, ils ne sont pas sûrs qu’elles puissent à proprement parler mourir. Sur la pierre de mémoire dédiée aux vies et cellules artificielles, autour de l’inscription principale, ont été gravés des symboles : une hélice d’ADN, une membrane lipidique, un ribosome, une fiole où croissent des cellules, un œil enfin. Les conditions minimales pour créer la vie. Mais ce n’est pas là un mémorial traditionnel : c’est une œuvre d’art contemporain qui en emprunte la forme et la magie.

L’artiste à l’origine de la création de ces deux pierres intitulées aPrayer (2016) est Hideo Iwasaki. Il est aussi chercheur en biologie cellulaire à Waseda. Comme ses collègues, Hideo Iwasaki fait l’expérience de ce trouble : à quoi, à qui ont-ils à faire dans leurs laboratoires ? Il y a tension de forme entre les pans d’irrésolu en lui, les archipels constitués de ce qu’il croit savoir faire, et ces formes de vie étranges : quelque chose accroche. Plusieurs possibilités existent pour résoudre cette tension. Il pourrait par exemple trancher, décider en lui-même du statut de ces cellules, ou encore enfouir le problème. Il choisit au contraire d’accentuer, d’exacerber la tension de forme ressentie. Parce qu’il ne sait pas comment se rapporter à ces cellules artificielles, ce qu’elles sont, qui elles sont, Hideo Iwasaki fait ce geste contre-intuitif de construire une pierre de mémoire en leur honneur – et de laisser agir : voilà la résolution de tension qu’il propose.

Les pierres de mémoire et les rituels qui les accompagnent sont une manière de « reconnaître rétrospectivement que quelque chose était en vie », explique Hideo Iwasaki.. « Être en vie » ici n’est pas à entendre dans son sens strictement biologique : ce n’est pas dire que l’on reconnaît les entités célébrées comme des organismes vivants. Reconnaître que quelque chose était en vie ici, c’est reconnaître la manière dont cette chose agissait profondément dans nos existences, la manière dont elle comptait. Les pierres sont des révélateurs de l’importance des êtres et des choses. C’est aussi une forme de gratitude pour ce que ces êtres et ces objets ont donné, ont permis, ont produit comme effets. Ériger une pierre de mémoire en l’honneur des cellules et vies artificielles, c’est ainsi reformuler la tension de forme initiale. C’est une manière de sauter par-dessus l’obstacle initial qui bloquait l’imagination d’une résolution : la question n’est plus « quel est le statut de ces cellules ? ». Car la fonction des pierres de mémoire n’est pas de conclure sur la « nature » des entités, de rendre justice a posteriori aux relations entre elles et nous.

Créer une pierre de mémoire pour des entités nouvelles auxquelles on ne sait comment se rapporter, et laisser agir. L’œuvre aPrayer est un dispositif qui fait advenir une relation aux cellules artificielles dont on ne sait pas encore si elle est juste, et si on en veut. Elle nous force à les considérer alors même qu’on ne sait pas si c’est une position adéquate. Elle nous intime de les traiter avec attention et gratitude alors même qu’on ne sait pas qui elles sont, et ainsi si elles le méritent vraiment. Hideo Iwasaki détourne un dispositif de reconnaissance fait pour fonctionner a posteriori, après la disparition des entités célébrées, pour le déployer de manière simultanée au côtoiement quotidien de ces entités en laboratoire, ici les cellules. En nous plaçant dans cette situation inconfortable, en nous embarquant dans des relations que nous n’entretenons pas spontanément avec ces cellules, aPrayer, à l’instar des autres pierres de mémoire, ne s’exprime pas sur le statut de celles-ci. Au contraire, l’œuvre est un dispositif de maintien et de creusement du trouble, de l’attention de forme.

Elle force les biologistes à reformuler le problème en termes de relations : quelles relations entretiennent-ils avec les cellules artificielles ? La pierre de mémoire permet sans doute de rendre tout à coup visible la manière dont celles-ci impactent leur existence quotidienne, dont elles apportent le trouble, la manière dont elles creusent la réflexion sur ce qu’est la vie, dont elles agissent sur leur façon de travailler, de penser. Mais l’œuvre nous enjoint également de penser les relations que l’on voudrait entretenir avec elles : souhaitons-nous les considérer ? Qu’est-ce que cela impliquerait ? Quelle place souhaitons nous leur donner ? Plus loin, l’œuvre nous amène à réfléchir à ceux à qui l’on pourrait dédier une pierre de mémoire : qui considérons-nous jour après jour ? À quels êtres vivants accordons-nous notre attention, notre gratitude ? Et qui oublions-nous ? Qui est invisible à nos yeux alors qu’il agit dans nos existences ? À quels vivants devons-nous quelque chose aujourd’hui et lesquels avons-nous omis de remercier ?

Baptiste Morizot et Estelle Zhong Menghal

Extrait du livre « Esthétique de la rencontre », 2018, éditions du Seuil, pp.147-150

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