Quelle élite pour gouverner la cité ?

Il serait tentant de s’appesantir sur les potentialités qu’offrent les conseils, mais il est certainement plus sage d’affirmer ceci avec Jefferson : « Commencez par les réserver à un seul et unique objet, ils en révéleraient bientôt d’autres pour lesquels ils constituaient les meilleurs instruments » – par exemple le meilleur instrument pour briser la société moderne de masse et sa dangereuse tendance à la formation de mouvements de masse pseudo-politiques, ou plutôt le meilleur moyen, le plus naturel, d’y disséminer à la base une « élite » que personne ne choisit, mais qui se constitue d’elle-même. Les plaisirs du bonheur public et les responsabilités des affaires publiques deviendraient alors le lot des rares individus de tous les horizons qui ont un goût pour la liberté publique et ne peuvent être « heureux » sans elle. Politiquement, ce sont eux les meilleurs, et c’est la tâche d’un bon gouvernement et le signe d’une république ordonnée que de leur assurer leur place légitime dans la sphère politique.

Certes, une telle forme « aristocratique » de gouvernement signifierait la fin du suffrage universel tel que nous l’entendons aujourd’hui ; car seuls ceux qui ont démontré, en tant que membres volontaires d’une « république élémentaire », qu’ils s’occupent de bien autre chose que de leur seul bonheur privé et s’intéressent à l’état du monde, auraient le droit de se faire entendre dans la conduite des affaires de la République. Toutefois, cette exclusion de la politique ne serait pas dérogatoire puisqu’une élite politique n’a rien d’identique à une élite sociale, culturelle ou professionnelle. De plus, l’exclusion ne dépendrait pas d’un corps extérieur ; si ceux qui en font parti se désignent eux-mêmes, ceux qui n’en font pas parti s’excluent d’eux-mêmes. Et une telle auto-exclusion, loin de relever d’une discrimination arbitraire, prêterait au contraire substance et réalité à l’une des plus importantes libertés négatives dont nous avons joui depuis l’Antiquité, en l’occurrence la liberté hors de la politique, inconnue à Rome et à Athènes, et qui, au plan politique, constitue peut-être la part la plus significative de notre héritage chrétien.

C’est cela, et sans doute bien davantage, qui s’est perdu au moment où l’esprit de la révolution – un esprit nouveau et l’esprit d’un nouveau commencement – ne réussit pas à trouver d’institutions appropriées. Rien ne pouvait compenser cet échec ou l’empêcher de devenir irréversible, si ce n’est la mémoire et le souvenir. Comme le trésor de la mémoire que préservent les poètes et sur lequel ils veillent, dont la fonction est de trouver et d’inventer les mots qui nous font vivre, il peut être sage de se tourner en conclusion vers deux d’entre eux (un poète contemporain est un poète antique) afin de trouver chez eux une expression assez proche du contenu véritable de notre trésor perdu.

Le poète contemporain se nomme René Char, et c’est peut-être le plus limpide des nombreux écrivains et artistes français qui rejoignirent la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale. Son recueil d’aphorismes, anticipation résolument inquiète de la Libération, il l’écrivit pendant la dernière année de la guerre ; il savait en effet qu’en ce qui les concernait, ses pairs et lui-même, ce qui les attendait, ce n’était pas seulement la libération bienvenue de l’occupation allemande, mais aussi la libération du « fardeau » des affaires publiques. Il faudrait retourner à l’épaisseur triste de la vie et des affaires personnelles, à la tristesse stérile d’avant-guerre, quand une malédiction paraissait flotter sur tout ce que l’on entreprenait : « si j’en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l’arôme de ces années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de moi mon trésor. » Le trésor, pensait-il, consistait à s’être trouvé lui-même, à ne plus se soupçonner d’insincérité, à ne plus avoir ni masque ni faux-semblant pour se montrer, à apparaître partout tel qu’il était aux autres et à lui-même, à pouvoir se permettre d’aller nu. Ses réflexions sont éloquentes, en ce qu’elles témoignent du repli involontaire sur soi-même et du bonheur d’apparaître, dans des faits et des énoncés sans équivoque ni introspection, inhérents à l’action. Et pourtant, elles sont sans doute trop « modernes », trop égocentriques pour accéder avec toute la précision désirable au cœur même de cet « héritage qui n’est précédé d’aucun testament ».

Sophocle, dans Œdipe à Colonne, l’une de ses pièces tardives, écrivait ces vers célèbres et terribles : « Le mieux pour l’homme serait de ne pas naître ; le second degré du bonheur, de rentrer au plus tôt dans le néant d’où il serait sorti. » Dans la même pièce, il nous fait également connaître par la bouche de Thésée, légendaire fondateur d’Athènes et son porte-parole, ce qui permet à l’homme ordinaire, jeune ou vieux, de supporter le poids de la vie : c’est la polis, l’espace des exploits libres de l’homme et de ses paroles vivantes qui donnent sa splendeur à la vie.

Hannah Arendt

Extrait du livre « De la révolution », folio essais, pp 427-430

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