La Modernité occidentale meurt d’un excès de rationalité

Toute civilisation se ressource, tant qu’elle demeure vivante et féconde, en des énergies profondes. Celles-ci jaillissent du tréfonds des hommes qui l’habitent, la construisent et s’y déploient. Ces énergies s’expriment sous forme de valeurs, dont l’étymologie latine valor signifie « forces de vie ». De fait toute communauté humaine, d’autant plus qu’elle est large et étendue, rassemble la multitude des tempéraments qui caractérisent la diversité des hommes. Mais chaque civilisation se différencie des autres par la mise en avant plus particulièrement de tels ou tels traits essentiels à la vie humaine. Les historiens des très longues périodes différencient ainsi les civilisations par une vue dite axiologique, en mettant l’accent sur leurs valeurs particulières. Á grandes enjambées, les civilisations durent de 400 à 500 ans avant de passer le relais à une autre, lors de circonstances délicates et souvent douloureuses pour les sociétés et les humains.

La caractéristique cardinale de la Modernité occidentale techno-scientifique est d’avoir magnifié jusqu’à l’extrême la rationalité, dont elle avait découvert l’expression parfaite dans la science mathématique et le nombre. Mais par contre-coup, elle a minoré les autres dimensions humaines tout autant essentielles, que sont la sensibilité, l’affect ou l’imaginaire. Et elle a nié la spiritualité, ce souffle qui relie tous les vivants par l’intériorité et dans l’invisible. Depuis l’affirmation de la toute mathématisation du monde par Galilée en 1623 dans l’ouvrage Il Saggiatore, « L’Essayeur », par l’axiome « la nature est un livre écrit en langage mathématique », l’élan extraordinaire de cette nouvelle vision du monde alors en pleine émergence, axée sur la puissance du rationnel, s’est tari. Ne pouvant rationaliser la dimension spirituelle des humains et de leurs communautés, elle s’est petit à petit coupée de leur source d’énergie la plus profonde et la plus intime, et s’est étiolée. Les civilisations meurent de l’excès qu’elles font des valeurs fondamentales qui les font éclore et les développent.

La Modernité techno-scientifique meurt d’un excès de rationalisation, de modélisation, d’informatisation, de numérisation, de financiarisation, … bref d’un excès de tout voir par le prisme du chiffre et de la data. Cet affadissement qui mène à l’effondrement se manifeste par une défiance grandissante des populations en la promesse, autrefois féconde, de la Modernité. Cette promesse avait porté et enthousiasmé nos aïeux : la toute-maîtrise de l’avenir par la toute-puissance de la technique et la toute-connaissance de la science. Le transhumanisme est l’expression contemporaine de cette ancienne promesse, et c’est pour cela que vers lui convergent aujourd’hui tant de forces des institutions et des organisations filles et porteuses de la techno-science. Il ne constitue donc nullement une rupture, une disruption civilisationnelle comme beaucoup le prétendent, mais au contraire une continuité dans l’excès. Il s’enfonce dans une impasse et y entraîne ses affiliés avec lui. Et nous également si nous n’y résistons pas, en entreprenant une bifurcation radicale.

Nous croyions de moins en moins en cette promesse de maîtrise. La conséquence de cette méfiance qui se généralise est que la puissance de la rationalité ne peut plus opérer positivement, mais qu’au contraire, de libératrice la Modernité devient enfermante, oppressive et autoritaire. Le cercle vertueux qui vit naître cette belle civilisation pendant trois siècles jusqu’au point d’inflexion de la première guerre mondiale se renverse désormais en un dramatique cercle vicieux.

Olivier Frérot

Extrait du livre « Vers une civilisation de la Vie – Entreprendre et coopérer », éditions Chronique sociale, 2019

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