En route pour la métamorphose civilisationnelle

Le corollaire de la dimension environnementale de la crise contemporaine est l’expérience par les humains d’un mal être croissant qui se manifeste par un déficit des solidarités qu’exacerbent l’individualisme, la solitude, une fuite en avant dans la logique mécanique de rentabilité–efficacité, une matérialisation de nos styles de vie, une distanciation vis-à-vis de la vie non humaine, bref un profond désenchantement qui éloigne l’humain de ses racines.

Si la science a donné à l’homme moderne un immense pouvoir sur le monde, le faisant « maître et possesseur de la nature » selon l’exhortation de Descartes, c’est au détriment de l’intégrité de ce monde que l’on dévaste, que l’on désacralise, que l’on distancie de l’humain en rompant cette relation intime, charnelle, qu’il a partagée avec la nature pendant des centaines de millénaires.

La diversité du vivant interroge la finalité même de l’économie humaine en ce sens que cette économie relève d’une conception instrumentale et asservissante de la nature tandis que la diversité de la vie est détentrice d’une dimension relationnelle, existentielle, différentielle devrait-on dire, qui lui est constitutive et qui aboutit au contraire à son renouvellement et à son rajeunissement. L’économie voit la nature comme une ressource à homogénéiser pour augmenter sa productivité, alors que la diversité biologique est une source qui jaillit et rejaillit en permanence par ses propres innovations, toujours faite de différence, d’incertitude, d’imprévisible, tout le contraire de ce que recherche l’économie.

Plutôt que de verser dans l’utopie de solutions techniques fondées sur la poursuite d’un ultralibéralisme dont on sait désormais qu’il ne résoudra rien sur le fond car la crise de l’environnement est fondamentalement une crise de société, de nombreuses voix se font entendre, notamment celles qui émanent des Nations unies, pour stigmatiser cette nécessité d’un changement radical des modes de vie, une véritable métamorphose pour reprendre le terme d’Edgar Morin qui attribue à ce mot plus de richesses que l’idée de révolution, tout en en gardant sa radicalité transformatrice. Une métamorphose annonce un renouveau de ce qui est, une re–naissance – le papillon jaillissant de sa chrysalide -, tandis que la révolution clôt une histoire, parfois pour le meilleur, mais en condamnant radicalement par la mort ce que l’on entend remplacer.

En laissant disparaître une invention de la vie, parce qu’elle devient inadaptée à son environnement, pour en développer une nouvelle, la métamorphose revient, selon Morin, à puiser dans l’énergie d’effondrement le dynamisme nécessaire à l’émergence d’un nouveau système plus adapté à l’évolution de la vie. Une auto-destruction suivie d’une auto-reconstruction conserve l’héritage du passé. Appliquer la métaphore de la métamorphose à l’évolution de nos sociétés nous confronte à l’idée que nous nous enrichissons par ce que nous acceptons de perdre, pour parvenir à quelque chose de plus important, de plus essentiel.

Entreprendre une métamorphose qui soit fondée sur de nouveaux rapports à la nature est certes une tâche gigantesque, mais les raisons d’espérer ne manquent pas, car toute utopie est génératrice d’idées nouvelles. Heureusement, car « baisser les bras, se résigner, équivaudrait, pour reprendre le mot de Nietzsche, au sabbat des sabbats, à la mort ». Après tout, les expériences malheureuses, tout comme les moments d’intense jubilation, sont des opportunités pour aller de l’avant. Tout simplement parce qu’on n’a pas le choix. Puisque de tels moments ne durent pas, ils ne peuvent être suivis que par un sursaut dans un avenir meilleur ou une descente vers l’abîme.

Le choix est clair à défaut d’être simple : il revient à trouver de nouvelles méthodes du vivre ensemble à travers de nouvelles formes de gouvernance du monde qui nous entoure. L’invention démocratique est là ; elle a pour antécédent le serment du Jeu de paume qui, comme le fait remarquer Cynthia Fleury, incite à l’audace dans l’invention. «Si tu ne cherches pas l’inespéré, tu ne trouveras rien » disait Héraclite. Mieux vaut ne pas savoir où nous allons tant que nous sommes en recherche d’invention, que de savoir que nous allons dans le mur parce que nous ne savons plus rien inventer !

Une révolution ou, mieux, cette métamorphose, surviendra donc de gré ou de force ; à nous de l’anticiper, à moins de nous résigner à subir le sort tragique des civilisations perdues dont Jared Diamond s’est essayé à expliquer les mécanismes de déclin puis d’effondrement. Énumérer et analyser les ingrédients de cette métamorphose sortirait du cadre de cet essai, surtout qu’ils relèvent encore largement de l’ordre de l’inconnu, mais nous voyons bien tous les jours que les prises de conscience se multiplient et s’affermissent, que des initiatives prometteuses jaillissent de toutes parts. Et puis ce n’est pas faire preuve d’un optimisme de circonstance que de compter sur le surgissement de l’imprévu, voire de l’improbable. Qui aurait pu imaginer qu’en découvrant accidentellement la pénicilline Alexander Fleming sauveraitdes millions de vies ? Qui aurait prévu ce « laboratoire–monde » qu’est le World Wide Web, ce code commun à tous les ordinateurs du monde que les physiciens du CERN ont découvert presque par hasard, alors qu’ils n’avaient aucune idée des enjeux qu’ils ouvraient ?

Nous nous trouvons réellement à la croisée de plusieurs chemins, une période à la fois terrifiante par les risques qu’elle présente, et exaltante et jubilatoire par les perspectives de renouveau qu’elle offre, une véritable renaissance. Si les mesures à prendre sont d’une extrême complexité technique, économique, sociale et politique, la nature des changements à opérer est connue : il s’agit de construire une communauté de destin, fondée sur le partage et l’équité, et qui se vive dans un environnement sain, respectant le vivant non humain. Cet appel à vivre en harmonie dans le respect d’un « espace vital » nécessaire à chaque être vivant, de lui reconnaître un droit à sa part d’empreinte écologique, revient à refuser de considérer la Terre comme une marchandise, la vie comme manipulable, le non humain comme une ressource à exploiter et le monde non approprié comme une poubelle.

Les rapports sujet–objet entre humains et non humains sont appelés dans ce nouveau paradigme à se transformer en rapports de sujet à sujet, d’égal à égal en dignité avec tout ce que cela suppose de renouveau dans les relations sociales qui sont comme un symbole et un symptôme de ce que nous avons fait subir à la nature. Il n’y aura pas de vraie révolution écologique dans les têtes et dans les faits tant que la question d’un élargissement des normes de la justice ne sera pas posée en termes d’humanité, y compris à l’égard du vivant non humain, sans pour autant verser dans le mythe d’une quelconque « écocratie ». Le souci du long terme est indissociable de la reconnaissance de l’existence de cette «  Terre patrie » chère à Morin, habitée par des catégories d’humanité qui n’ont de sens que si elles ont une vraie consistance interne en termes d’égalité et de partage. Sauver la planète implique de la penser comme un espace de solidarité.

Jacques Blondel

Extrait du livre « L’archipel de la vie » édition Buchet-Chastel 2012, pp 237–240

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