A la recherche de l’enfant joueur en soi

Maintenant que je viens de voir une nouvelle fois que je ne suis pas meilleur que les autres, il ne faudrait pas que je retombe dans le sempiternel panneau de me prendre pour meilleur que moi-même ! De me prendre pour meilleur maintenant, sorti du manège et tout et tout, que celui que j’étais il y a quinze ans, ou quinze jours. J’ai appris quelque chose pendant ces quinze ans, ça c’est sûr, et pendant les quinze jours aussi et même depuis hier. Quand j’apprends quelque chose je mûris, je ne suis plus tout à fait le même. Je ne suis pas « meilleur » quand j’ai appris quelque chose, que quand cette chose à apprendre était encore devant moi. Un fruit plus mûr n’est pas « meilleur » qu’un fruit moins mûr, ou vert. Une saison n’est pas « meilleure » que celle qui la précède. Le goût du fruit le plus mûr peut être plus agréable, ou moins agréable, cela dépend des goûts. Je me sens mieux dans ma peau d’une année à l’autre, il faut croire que les changements qui se font en moi sont « à mon goût » – mais ils ne sont pas au goût de tous mes amis ou proches. Chaque fois que je me remets à faire des maths, je reçois de tous côtés des compliments, sur le ton : « quelle idée aussi qu’il avait de faire autre chose ! Tout rentre dans l’ordre, il était temps ! ». Ça inquiète de voir quelqu’un changer. . .

J’apprends, je mûris, je change – au point que parfois j’ai du mal à me reconnaître dans celui que j’étais et que je redécouvre, par un souvenir ou par le témoignage inattendu d’autrui. Je change, et il y a aussi quelque chose qui reste « le même ». C’était là depuis toujours, depuis ma naissance sûrement, et peut-être dès avant. Il me semble que j’arrive à bien le reconnaître, depuis quelques années. Je l’appelle « l’enfant ». Par cette chose, je ne suis pas meilleur en ce moment qu’en aucun autre moment de ma vie ; il était là, même si ça aurait été difficile souvent de deviner sa présence. Par cette chose aussi, je ne suis meilleur que personne, et personne n’est meilleur que moi. En certains moments ou en certaines personnes, l’enfant est plus présent. Et c’est une chose qui fait beaucoup de bien. Ça ne signifie pas que quelqu’un soit « meilleur » que quelqu’un d’autre, ou que lui-même à un autre moment.

Souvent, quand je fais des maths, ou quand je fais l’amour, ou quand je médite, c’est l’enfant qui joue. Il n’est pas toujours le seul à « jouer ». Mais quand il n’est pas là, il n’y a ni maths, ni amour, ni méditation. C’est pas la peine de faire semblant !

Alexandre Grothendieck

Extrait de « Récoltes et Semailles », p209

http://lipn.univ-paris13.fr/~duchamp/Books&more/Grothendieck/RS/pdf/RetS.pdf

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