Si c’est la liberté qui vous intéresse, vous devez changer de société

Le mouvement émancipatoire n’a pas besoin d’une « théorie du changement social ». Une telle théorie ne peut pas exister ; la société et l’histoire ne sont pas soumises à des lois dont on pourrait faire la théorie. L’histoire est le domaine de la création humaine ; cette création est soumise à certaines conditions, mais ces conditions lui tracent un cadre, elles ne la déterminent pas. L’idée qu’il puisse exister une « théorie » du changement social est une des illusions catastrophiques de Marx ; elle a conduit à l’idée d’orthodoxie, que le marxisme a été le premier à introduire dans le mouvement ouvrier. Mais s’il y a orthodoxie, il y a dogme ; s’il y a dogme, il y a gardiens du dogme, à savoir Eglise, à savoir Parti. Et s’il y a gardiens du dogme, il y a Inquisition, à savoir KGB.

Cela ne signifie pas que n’importe quoi peut arriver, ni que nous sommes aveugles devant les événements. Nous pouvons et devons élucider ce qui se passe, et ce qui est impossible.Mais chaque action humaine crée de nouvelles possibilités, et, si elle est importante, de nouvelle forme de l’être social-historique.

Nous ne voulons pas le changement social pour le changement social. Nous voulons une transformation radicale de la société parce que nous voulons une société autonome faite par des individus autonomes ; et que la société capitaliste contemporaine, même sous sa forme pseudo-démocratique, est une société dominée par une oligarchie (économique, politique, étatique, culturelle) qui condamne à la passivité les citoyens, qui n’ont que des libertés négatives ou défensives. C’est ce que j’appelle le projet d’autonomie individuelle et sociale.

Ce projet vient de très loin (des cités démocratiques de la Grèce ancienne), et il a resurgi sous de multiples formes dans l’Europe occidentale moderne. Les éléments démocratiques qui subsistent dans les sociétés occidentales riches d’aujourd’hui ne sont pas le produit du capitalisme, mais les résidus des luttes démocratiques des peuples, et tout particulièrement du mouvement ouvrier. Mais ce mouvement a té à partir d’un moment dévoyé par le marxisme, puis par le marxisme-léninisme, qui ont introduit l’idée d’orthodoxie, l’idée du rôle dirigeant (et en fait de la dictature) du Parti, un messianisme mystificateur et pseudo-religieux, le mépris de l’activité créatrice du peuple, et l’imaginaire typiquement capitaliste du caractère central de l’économie et de la production. Si tout ce qui vous intéresse, c’est l’augmentation de la production et de la consommation, vous pouvez garder le capitalisme ; il y arrive assez bien. Si ce qui vous intéresse, c’est la liberté, vous devez changer de société.

L’héritage du mouvement ouvrier, à cet égard, est précieux aussi bien positivement que négativement. Les luttes ouvrières ont montré les immenses capacités d’auto-organisation que possède le peuple, elles ont créé des formes qui gardent pour nous une valeur d’exemple ; ainsi les conseils ouvriers. Mais elles ont aussi montré ce qu’il ne faut pas faire : aliéner sa souveraineté et son initiative à un Parti, croire qu’il puisse exister des fonctionnaires de l’humanité désintéressés.

Cornélius Castoriadis

Extrait de « Communisme, fascisme, émancipation », interview diffusée dans l’Unita, le 28 septembre 1991, et publiée dans l’ouvrage «Une société à la dérive » 2005, Editions du Seuil

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