Rêver de la forêt et la défendre

Je ne possède pas la sagesse des anciens. Cependant, depuis mon enfance, j’ai sans cesse voulu comprendre les choses. Finalement, une fois devenu adulte, ce sont les paroles des esprits qui m’ont rendu plus intelligent et qui ont soutenu ma pensée. Je sais maintenant que nos ancêtres ont habité cette forêt depuis le premier temps et qu’ils nous l’ont laissée pour que nous l’habitions à notre tour.  Ils ne l’ont jamais maltraitée. Ses arbres sont beaux et sa terre fertile. Le vent et la pluie conservent la fraîcheur. Nous mangeons son gibier, ses poissons, les fruits de ses arbres et ses miels sauvages. Nous buvons l’eau de ses rivières. Elle fait pousser les bananiers, le manioc, les cannes à sucre et tout ce que nous plantons dans nos jardins. Nous y voyageons pour nous rendre aux fêtes reahu où nous somme invités. Nous y menons nos expéditions de chasse et de collecte. Les esprits y vivent et s’y déplacent partout autour de nous. Omama a créé cette terre et nous y a donné l’existence. Il y a placé les montagnes pour la tenir en place et en a fait les maisons des xapiri qu’il a laissés pour prendre soin de nous. C’est notre terre et ce sont là de vraies paroles.

Voir les Blancs déchirer la forêt avec leurs machines et la salir avec leurs fumées d’épidémie m’a mis en colère. Ils habitaient autrefois très loin de nous en pensant qu’au-delà d’eux il y avait un grand vide. Ce n’est pas vrai. Au premier temps, Omama les a maintenus éloignés de notre forêt pour qu’ils ne puissent pas s’en approcher. Il en a écarté leurs ancêtres en les avisant : « Cette terre est la mienne. Vous gens de Teosi, qui n’avez aucune sagesse, vous vivrez ailleurs, très loin d’elle, pour ne pas la dévaster. Seuls mes enfants y resteront car ils ont de l’amitié pour elle ! ». C’est pourquoi les Blancs ont eu tant de mal à parvenir jusqu’à nous, même avec leurs canots à moteur puis avec leurs avions. Nos rivières sont entrecoupées d’innombrables rapides et notre forêt est couverte de collines et de montagnes qui leur font obstacle. Nous voulons continuer à y habiter seuls avec l’esprit calme, comme nos anciens autrefois. Nous ne voulons plus mourir avant d’avoir vieilli. Nous ne voulons plus que nos enfants et nos femmes pleurent de faim. Lorsque nous sommes mêlés aux Blancs, tout se met à tourner mal. Ils nous promettent des marchandises alors qu’ils ne pensent qu’à voler notre terre. Ils font feu sur nous avec leurs fusils lorsqu’ils sont en colère. Ils commencent à prendre nos femmes. Nous tombons sans cesse malades et nous ne pouvons plus chasser ni planter nos jardins. A la fin,   nous mourons presque tous de leurs épidémies xawara.

Les esprits de nos anciens chamans, qui ont de l’amitié pour la forêt, refusent que nous laissions s’y installer ses ennemis, les orpailleurs, les éleveurs et les forestiers. Ces gens ne savent que la défricher et la salir. Ils veulent nous éliminer pour construire des villes à la place de nos maisons abandonnées. Pourtant, cela ne nous rend pas tristes car les xapiri sont toujours à nos côtés pour nous donner du courage : « Beaucoup d’entre vous sont morts mais, en défendant la forêt, vous redeviendrez nombreux ! Vos femmes vous donneront beaucoup d’enfants ! Vos anciens ont disparu mais les paroles d’Omama sont encore en vous, toujours aussi neuves. Vous avez de la sagesse et, vivants, vous ne céderez jamais votre terre ! ». Je songe souvent à toutes ces choses à propos de notre terre. Elles ne cessent de faire croître en moi des paroles pour refuser d’ouvrir notre forêt aux Blancs. Je veux que mes enfants, leurs enfants et les enfants de leurs enfants puissent y vivre en paix à leur tour, comme nos anciens ont pu le faire avant nous. C’est là toute ma pensée et mon travail. Je suis un chaman et je vois toutes ces choses avec la yakoana et en rêvant. Mes esprits xapiri ne restent jamais immobiles. Ils voyagent sans relâche vers des terres distantes, au-delà du ciel et dans le monde souterrain. Ils en reviennent pour me donner leurs paroles et m’avertir de ce qu’ils ont vu. C’est à travers leurs paroles que je peux comprendre les choses de la forêt.

Les chamans ne dorment pas comme les autres hommes. Le jour, ils boivent la yakoana et font danser leurs esprits aux yeux de tous. Mais, durant la nuit, les xapiri continuent à faire entendre leurs chants dans le temps du rêve. Rassasiés de yakoana, ils ne cessent jamais de se déplacer et leurs pères, en état de spectre, voyagent avec eux. C’est de cette façon que les chamans peuvent rêver des terres ravagées qui entourent la forêt et du bouillonnement des fumées d’épidémies qui s’en échappent. Seuls les xapiri nous rendent vraiment avisés car, en dansant pour nous, leurs images élargissent notre pensée. Ainsi, si je n’étais pas devenu chaman, je n’aurais jamais su comment m’y prendre pour défendre la forêt. Les gens communs ne pensent pas à ces choses. Lorsqu’ils voient arriver chez eux des orpailleurs ou d’autres Blancs, leur esprit demeure vide. Alors, ils se contentent de sourire en demandant de la nourriture et des marchandises. Ils ne s’interrogent pas : « Que dois-je penser de ces Blancs ? Que viennent-ils faire dans la forêt ? Sont-ils dangereux ? Dois-je défendre ma terre et les chasser ? » Non, leur pensée reste planter à leurs pieds, sans pouvoir avancer. Ils se disent simplement : « A quoi bon s’inquiéter ? La forêt est très vaste et ne peut pas être détruite. Je vais plutôt essayer d’obtenir des vêtements et des cartouches ! » Lorsque la pensée des nôtres est emmêlée de cette façon, elle devient comme un mauvais sentier dans la forêt. On le suit avec peine dans la végétation enchevêtrée et obscure, on trébuche, on finit par y tomber dans un trou ou dans un cours d’eau, on s’y crève les yeux avec des épines ou on s’y fait mordre par un serpent. Moi, au contraire, j’ai voulu emprunter un chemin dégagé dont la clarté s’ouvre au loin devant moi. C’est celui de nos paroles pour défendre la forêt.

Davi Kopenawa

Extrait de l’ouvrage « La chute du ciel – Paroles d’un chaman yanomami », publié chez Plon, collection Terre Humaine (2010), pp. 346-348

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