Le pair-à-pair (P2P) comme cadre socio–technologique

Les technologies ne doivent pas être conçues comme neutres, déterministes et univoques quant à leurs effets. Au contraire, nous devrions envisager la technologie comme « sensible aux valeurs », influencée par les intérêts matériels et les imaginaires sociaux de ceux qui la financent, la développent et l’utilisent. La technologie est donc un terrain de lutte, où différents intérêts et différentes valeurs s’affrontent. La manière la plus féconde d’approcher les nouvelles technologies et d’examiner leurs diverses potentialités, car elles peuvent évoluer dans une multiplicité de directions, est de considérer comment divers groupes sociaux peuvent tirer avantage de ses potentialités. Pour nous, la question fondamentale est de savoir dans quelle mesure les nouvelles technologies de réseau sont utiles dans le contexte d’une transition vers une société centrée sur les communs.

Internet lui-même, avec sa complexité, constitue un bon exemple de ses multiples trajectoires d’évolution possibles, puisqu’il a été initialement développé par des chercheurs de l’ARPA (Advanced Research Project Agency) financés par l’armée américaine, dans l’optique de créer une structure totalement collaborative qui partagerait des ressources numériques entre ordinateurs géographiquement éloignés. Internet fut ensuite adapté à leurs propres besoins par des communautés scientifiques qui y virent un moyen de partager le savoir. Puis il fut fortement influencé par les intérêts commerciaux après l’invention du Web et des navigateurs, ainsi que par le souhait des gouvernements d’en contrôler les mécanismes. Mais il a aussi été approprié par des mouvements de hackers et des communautés d’utilisateurs qui l’ont modifié pour l’adapter à leurs usages. Internet n’est donc ni un simple instrument du capital et de l’État, ni un simple instrument de libération.

La technologie doit être adoptée par des groupes sociaux, mais l’enjeu crucial ici est qu’elle crée de nouvelles capacités, et que ces nouvelles capacités sont plus importantes pour ceux qui n’en disposaient pas auparavant que pour ceux qui en disposaient déjà. Les grandes entreprises et les gouvernements possédaient déjà des réseaux privés interconnectés. Mais ces capacités ont été largement démocratisées grâce à Internet, notamment après l’avènement du World Wide Web, et ce, malgré le contrôle ultérieur d’Internet par de grands acteurs dominants. Comme auparavant la presse à imprimer, Internet a démocratisé une capacité, laquelle a ensuite donné lieu à des affrontements, mais quel que soit l’aboutissement de ces luttes sociales, on ne pourra pas revenir sur la capacité nouvelle qui a ainsi été libérée.

Internet, en l’occurrence, a créé au moins trois capacités nouvelles :

– d’abord, une capacité généralisée de communication « de beaucoup a beaucoup » utilisant toutes les formes antérieures de médias, qui sont intégrées et incluses dans le médium universel du numérique ;

– ensuite, une capacité généralisée d’auto-organisation, résultat de cette communication sans autorisation ;

– enfin, une capacité généralisée à créer et distribuer de la valeur de manière nouvelle. En d’autres termes, l’auto-organisation peut être mise à profit dans la sphère de la production et de l’échange.

Ainsi, tout comme auparavant l’invention de la presse à imprimer, Internet a créé une occasion historique de reconfigurer la production, l’échange et l’organisation de la société dans son ensemble. De notre point de vue, l’aspect fondamentalement émancipateur de la technologie Internet réside dans la capacité à développer de manière globale et massive la communication « de beaucoup a beaucoup », réduisant ainsi le coût de l’auto-organisation, et à créer et distribuer de la valeur de manière radicalement nouvelle.

Michel Bauwens et Vasilis Kostakis

Extrait du livre « Manifeste pour une véritable économie collaborative », éditions Charles Léopold Mayer, 2017, pp 49-51

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