L’incomplétude radicale de toute science

Là où l’homme se pense et se vit supérieur, là où il crée en maître, les contradictions sont surmontées et même disparaissent.

Mais, l’homme n’est pas créateur de tout. Et notamment pas de la vie et de la mort, là où le principe de non-contradiction ne s’applique pas, ressuscitant toutes les limites que nous avions oubliées et niées. C’est cette redécouverte qui nous assaille aujourd’hui.

Il s’est donc passé, il se passe, un retournement, un basculement dont une des raisons majeures se trouve, dans un affaiblissement général de la croyance en les mythes fondateurs de la Modernité occidentale, et en premier lieu en la toute-puissance de la raison non-contradictoire et de la science qui en est issue. Comme le disait Simone Weil déjà en 1941 voyant les catastrophes en cours, le temps est venu de chercher non à étendre la science, mais à la penser.

La conviction de Galilée de pouvoir mathématiser la totalité du monde, énoncée au début du XVIIème siècle, s’est en effet heurtée progressivement à l’incomplétude de toute science, avant d’aboutir aux catastrophes contemporaines dues aux idéologies totalitaires et à la techno-science, et à l’impossibilité de la maîtrise à laquelle nous avions cru.

Dans la Physique, Aristote prévient que dans tout raisonnement, il y a un moment où il faut s’arrêter. Car seul cet arrêt dans le mouvement incessant de la pensée permet le discours de la connaissance en excluant le tiers et ses contradictions et poser une logique formelle. Ainsi, Aristote assure, dans la continuité de la philosophie de la Grèce de l’âge classique, le triomphe de l’apollinien sur le dionysiaque. La logique formelle a la prétention de conduire à l’universel. Mais, nous ne pouvons oublier ce coup de force, car le dionysiaque n’a pas disparu pour autant : il n’a été que refoulé. Il lui arrive de réapparaître, et alors d’apporter du trouble et de l’opacité. Et il se pourrait bien que nous soyons dans un moment où il resurgit avec force. Comme le pense Nietzsche, le monde est peut-être davantage dionysiaque qu’apollinien, l’hubris, l’éros, la libido, révélant sa propension à constamment inventer du tout neuf autant qu’il est possible.

D’ailleurs, il est important de se rappeler ce qui est une contradiction majeure chez Aristote, à savoir son apologie de l’esclavage, c’est-à-dire la légitimation de la domination. Herbert Marcuse remarque que si la vérité suppose comme condition première qu’on soit libéré du travail aliéné et si, dans la réalité sociale, c’est la condition d’une minorité de gens, on peut dire que la réalité sociale ne dispense cette vérité que sous une forme approximative et pour un groupe de privilégiés. L’universalité de la vérité ne peut donc être atteinte dans la réalité historique. Si pour Aristote, il y a compatibilité de l’esclavage avec une société bonne, c’est qu’il s’est en effet déjà en partie détaché de la quête de vérité de la science grecque. Et s’il faut s’arrêter, c’est sans doute pour ne pas aboutir à cette contradiction entre la science et la justice. Simone Weil pointera avec obstination cette contradiction au cœur de la Modernité : si la justice est ineffaçable au cœur de l’homme, elle a une réalité en ce monde. C’est la science alors qui a tort. Cette science dont le mobile n’est plus la vérité mais est devenue la puissance.

Nous avons eu tendance à oublier la convention d’Aristote du il faut s’arrêter. Le rejet de la contradiction n’est en effet, pour Aristote, qu’une convention pour pouvoir raisonner, en refusant l’arbitraire de toute liberté, pour contrôler l’hubris qui angoisse tant les Grecs. Mais une convention absolument nécessaire pour les sciences, ainsi que le confirme Leibniz : les vérités nécessaires sont fondées sur le principe de non-contradiction et sur la possibilité et l’impossibilité des essences mêmes, sans avoir regard en cela à la volonté libre, de Dieu ou des créatures. Si les sciences ont depuis progressivement découvert leurs limites, cette convention d’Aristote n’est pas pour rien dans ces limites.

Friedrich Nietzsche l’a analysé de façon décapante : si quelqu’un dissimule quelque chose derrière un buisson, puis le cherche à cet endroit précis et finit par le trouver, il n’y a pas grand lieu de se glorifier de cette recherche et de cette découverte. Mais c’est pourtant ce qui se passe lors de la recherche de la « vérité » dans le domaine que délimite la raison. De cette pensée de Nietzsche, nous pouvons déduire que la science est une immense tautologie.

Le monde n’est pas complètement mathématisable, du moins nous nous sommes mis à le croire de nouveau… Nous constatons qu’il n’y a pas coïncidence exacte entre le physique et la mathématique. On ne peut ni atteindre, ni fonder la participation du physique à l’arithmétique et au géométrique sinon en coordonnant telles « choses » ou tels événements physiques avec tels concepts mathématiques sans que cette coordination affirme le rapport d’identité entre eux (Ernst Cassirer). De plus, les mathématiques savent qu’elles sont incomplètes : la géométrie dès les années 30 du XIXème siècle avec les géométries non-euclidiennes de Lobatchevski, Bolyai, et Gauss puis celle de Riemann, l’arithmétique dans les années 1930 avec les théorèmes d’incomplétude de Kurt Gödel et la théorie des ensembles vers 1960 à la suite des travaux de Paul Cohen sur les propositions indécidables.

La véritable rupture vient de l’abandon de la théorie complète de l’espace, à savoir la géométrie euclidienne qui tenait comme absolument sûr le principe de non-contradiction d’Aristote, et qui a régné pendant vingt siècles, c’est-à-dire que le cinquième postulat d’Euclide (par un point extérieur à une droite, il passe une seule parallèle, énoncé de Proclus au IVème siècle) était vrai et non son contradictoire. C’est la résolution de l’affaire des parallèles, à savoir la compréhension du cinquième postulat d’Euclide comme véritable postulat et non pas comme théorème découlant des quatre premiers postulats, qui ouvrit la voie. C’est seulement vers les années 1860 que la communauté des mathématiciens admet enfin les géométries non-euclidiennes. Pour les géomètres du XIXème siècle, la fin de la polémique sur les parallèles indique l’entrée dans une crise totalement nouvelle dans l’histoire des idées qui touchent aux fondements mêmes de la pensée de l’homme de science (Jean-Louis Léonhardt). Ainsi, aucune connaissance a priori, comme la philosophie de Kant le postule, ne peut être alors affirmée. Janos Bolyai écrivit à son père en 1825: j’ai créé un nouveau monde, un autre monde, à partir de rien. Dans la géométrie elliptique de Bernhard Riemann, le concept de parallèle n’existe pas, ni non plus le rectangle.

Le formalisme mathématique a découvert alors ses limites internes. Et à partir du XIXème siècle, les mathématiciens incluent le paradoxe dans leurs recherches, développent la logique, et s’adonnent à la raison antagoniste. La première des sciences sait depuis deux siècles qu’elle ne peut appréhender la totalité du réel, mais elle ne l’a pas crié sur les toits. Carl Friedrich Gauss, le prince des mathématiques, avait compris que les fondements de la science étaient remis en cause, et pour cette raison n’a rien voulu publier de son vivant. Et David Hilbert espérait toujours au début du XXème siècle que les mathématiques pouvaient répondre de tout, en éliminant du monde une fois pour toutes les questions des fondements. Il voulait démontrer le caractère non-contradictoire de la géométrie en se reposant sur l’arithmétique, car il voyait dans l’ordre des nombres l’assise ultime sur laquelle fonder toute pensée axiomatique, celle-ci gouvernant toute méthode scientifique. Au congrès de mathématiques de Barcelone en 1928, il affirme encore : la théorie de la démonstration (qu’il élabore) renforce la conviction de l’absence de toute limite à la compréhension mathématique. (…) Il n’existe pas de question à laquelle on puisse répondre par un « ignorabimus » définitif ; il existe une réponse à toute question sensée. Mais cette prétention sera mise en échec par les travaux de Kurt Gödel, qui démontrera, en 1931, dans son fameux théorème d’incomplétude que toute axiomatique cohérente incluant l’arithmétique est nécessairement incomplète. Bâtissant des boucles logiques insolubles, il établit que dans tout univers logique se trouvent des propositions indécidables. Le mathématicien Jean-Yves Girard explicite l’importance de ces travaux : si nous devons dire en une phrase quelle est la signification de la réfutation par Gödel du programme de Hilbert, c’est : « Il y des choses qui ne sont pas du ressort du mécanisme ». La question des fondements demeure donc et est mathématiquement insoluble.

Les modèles aujourd’hui ne prétendent plus décrire le monde tel qu’il est. Le discours de la physique à propos de la nature ne contient que deux choses, nous dit Marcel Conche : des équations mathématiques et des métaphores. La mathématisation, aujourd’hui d’une grande sophistication et d’une remarquable efficacité, n’est valable qu’au sein de la fiction que la science nous raconte et dans laquelle la plupart des phénomènes naturels trouvent effectivement une explication rationnelle, mais souvent au prix d’approximations et d’hypothèses ad hoc, comme des filtres, qu’il ne faut jamais oublier. Le mathématicien Maxime Bôcher résume la thèse maîtresse de cette mathématisation : quand on a une certaine classe de relations, et que l’unique question posée est de savoir si certains groupes ordonnés d’objets satisfont cette relation ou pas, alors les résultats de ces recherches peuvent êtres dits « mathématiques ». Mais, pour cela, il faut à l’origine, de la classe, de la loi, de la règle, c’est à dire de l’ordre. En effet, le monde des formes mathématiques est un monde de formes d’ordre, non des formes de choses (Ernst Cassirer). Or, c’est la pensée qui en postule l’existence, non la part de la vie, qui lui échappe.

Les lois de la nature dont nous parlent les sciences sont celles d’une nature immuable, simplifiée, voire étriquée car elles s’arrêtent à la légalité des phénomènes, en ce qu’ils « obéissent » à des lois. Au XXème siècle, les savants sont remontés au caractère fondamentalement relationnel des lois. Le monde logique, le monde mathématique et le monde des objets empiriques ont tous un fondement commun pour autant qu’ils s’enracinent dans une seule et même couche primitive de pures formes relationnelles. Et Enrst Cassirer précise : la signification objective de la mathématique ne consiste pas à posséder dans la nature, dans le monde physique un quelconque corrélatif immédiat, mais à édifier la structure de ce monde et à enseigner par là à en comprendre la légalité. Effectivement, la mathématique, via la logique, nous dit quelque chose de précieux des relations qui s’observent dans la réalité physique.

Mais si la simplification est indispensable à l’intelligibilité, elle conduit nécessairement à l’objectivation. Pour Henri Poincaré, la science marche vers l’unité et la simplicité, et pour cela il faut présupposer la nature finie, dont la complexité se résoudrait in fine en simplicité. Or, la nature est éloquente de promesses secrètes, et chaque chose dans l’univers avance par indirection. Il n’y a pas de lignes droites (Ralph Waldo Emerson). La nature enveloppe l’infini (Marcel Conche). Et c’est la complexité qui a le dernier mot.

De fait, la science ne constate dans le réel que ce qu’elle y a elle-même introduit (Léon Chestov).

Il en est ainsi des mathématiques qui sont issues de l’esprit humain, et dont beaucoup nient l’origine empirique, en affirmant, sans que cela ne puisse jamais être assuré, la coïncidence entre cette invention de notre cerveau et une réalité structurelle de l’univers. La réponse à la pré-existence des objets mathématiques ne peut trouver de réponse au sein même des mathématiques. Elle demeure en fait dans le domaine de la croyance philosophique. Il y a en effet à la fois une continuité et une discontinuité entre l’univers sensible et l’univers des concepts et donc des nombres. Suivant que l’on choisit la continuité ou la discontinuité, on dira la découverte ou l’invention de la mathématique par les êtres humains.
Albert Einstein, cité par son biographe Philippe Franck, est prudent : reconnaissons qu’à la base de tout travail scientifique d’une certaine envergure se trouve une conviction bien comparable au sentiment religieux, celle que le monde est intelligible. A l’issue de la vaste réflexion qu’Ernst Cassirer conduit dans son maître-ouvrage, La philosophie des formes symbolique, il en arrive à la conclusion qu’on peut dire en gros qu’à la pensée « intuitive » revient la fondation de l’édifice mathématique, à la pensée symbolique par contre sa finition et sa consolidation.

N’oublions pas que c’est Thalès, il y a 2 500 ans, qui le premier suggéra une intelligibilité du cosmos. Pour Jean Ladrière, le problème du statut d’intelligibilité du modèle s’avère identique au problème de la correspondance entre modèle et réalité. Et Pour Bernard d’Espagnat, on peut seulement inférer la conjecture selon laquelle nos grandes lois mathématiques seraient des reflets grossièrement déformés, ou des traces non déchiffrables en certitude, des grandes structures du réel, comme notamment les célèbres équations de Maxwell. La puissance des mathématiques demeure une énigme, à ce point que le physicien Eugène Wigner parle d’une efficacité déraisonnable. Cette question, insoluble, agite et agitera encore longtemps les mathématiciens, les physiciens et les philosophes des sciences.

Olivier Frérot

Texte extrait de l’ouvrage « Métamorphose de nos institutions publiques », publié en 2016 par Chronique sociale

Laisser un commentaire