Les limites et les échecs de la science et de la raison

Contrairement à l’enthousiasme de Giordano Bruno, troubadour-philosophe de l’infini (Ernst Bloch), ou de Johannes Kepler, Blaise Pascal fut un des premiers penseurs à percevoir les limites du discours scientifique moderne et à développer une pensée féconde de la contradiction qu’il appelle contrariété. Pour lui, la raison ne devrait pas occuper toute la place. Descartes inutile et incertain, se permet-il d’écrire, ne partageant pas l’assurance de l’auteur du Discours de la Méthode. Il voyait que la raison apparaît – s’apparaît à elle-même – comme le processus de sa propre construction (Jean Ladrière). Pour Pascal, la raison ne conduit pas à l’arraisonnement du monde, car il a compris que la pensée est affaire de conscience et non de raisonnement (Bertrand Vergely).

Du fait des découvertes extraordinaires de la science moderne naissante, Pascal contemple l’ample sein de la nature qui est illimitée en étendue, en complexité et en diversité, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, de l’infini au vide, dont l’homme est creusé et habité, et donc angoissé, s’il maintient sa conscience ouverte. Pour Pascal, toute connaissance est perfectible, et la vérité entière échappe toujours. L’homme est grand par sa pensée et sa soif d’infini, mais précaire, un roseau, le plus faible de la nature, mais un roseau pensant, sans demeure dans l’immensité, plongé dans la solitude. Tiré du néant, néant lui-même à l’égard de l’infini, l’homme n’est plus la mesure de toute chose, rompant avec la sagesse de l’Antiquité. Sa condition est accidentelle: combien de royaumes nous ignorent ?

Tout en étant un mathématicien et un physicien génial, il disait, convaincu de l’incomplétude de l’approche rationnelle physico-mathématique du monde, au contraire de Descartes : je n’aime que ceux qui cherchent en gémissant !

Pascal démontre, par l’expérience au Puy de Dôme en 1648, l’existence du vide physique, auquel ne croyait pas Descartes, et il fait l’expérience existentielle de l’angoisse du vide métaphysique lors de l’accident de carrosse au Pont de Neuilly en 1654, d’où il sortira par une vision mystique qui lui donnera son précieux Mémorial : Feu. Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, pas des philosophes ni des savants…

Anticipant d’un siècle et demi les réflexions d’Emmanuel Kant dans la Critique de la raison pure, il signalait deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison. Créateur de la première machine à calculer, et inventeur de la notion mathématique des probabilités, il affirmait cependant la différence radicale entre la rationalité créatrice de la machine et la vie : la machine arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux, mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a la volonté comme les animaux.

Et, le premier, s’effrayant de l’insensibilité inhumaine du cosmos que les Modernes mettaient en place, il posait les bases de la philosophie existentielle : je regarde de toutes parts, et je ne vois qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Il chercha à concilier l’inconciliable : la nouvelle pensée scientifique d’une nature indéfinie et indifférente à l’homme avec la vision cosmologique, portée par toute la tradition depuis l’Antiquité, d’une totalité finie centrée sur l’humanité.

Blaise Pascal eut l’intuition que, si la science était en train de terrasser ses adversaires, elle ne les avait probablement pas tous convaincus. Mais il fallut attendre plusieurs siècles avant que la science n’abdique sa volonté de domination totale.

Trop en avance sur son temps, Pascal eut peu de postérité philosophique immédiate, bien qu’il ne cessât jusqu’à aujourd’hui d’être lu. Ce n’est que dans la première moitié du XXème siècle que les philosophies de l’existence prirent leur envol. Benjamin Fondane le confirme : la philosophie existentielle ne commence qu’à partir du moment où le Savoir ne répond plus à nos questions. Cette première philosophie de l’existence, celle de Léon Chestov et Benjamin Fondane, philosophes irrésignés, philosophes du déracinement, est fidèle à la pensée de Pascal, cherchant une voie vers l’au-delà du particulier existentiel. Ce ne sera pas le cas de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, qui assumera la philosophie de l’histoire de Hegel avec la notion d’engagement d’inspiration kantienne, qu’il définira comme un nouvel humanisme : l’existentialisme est un humanisme. C’est-à-dire que c’est un système fondé en raison. Tout le contraire de la pensée de Pascal.

Bien des penseurs ont affirmé l’incompréhension des hommes devant ce qui leur arrive, et notamment le malheur injuste. Une telle réflexion, peut-être la plus ancienne connue, se trouve déjà dans le poème mésopotamien dit du Juste souffrant, au début du IIème millénaire avant J.C. : comment les habitants de la terre percevraient-ils le plan divin ?

Plus près de nous, le philosophe et théologien franciscain de la fin du XIIIème siècle Duns Scot, s’opposant au dominicain Thomas d’Aquin, affirmait le caractère arbitraire des lois instituées par Dieu: on ne doit pas chercher la raison de ce dont il n’y a pas de raison, en posant des limites à la raison. Quant à Emmanuel Kant, il mit à bas toute rationalité d’une preuve de Dieu, c’est-à-dire d’une cause première du monde, en ayant l’audace exceptionnelle de poser la question : comment se fait-il qu’il y a du vrai ? (François Châtelet).

Kant affirma l’incapacité où se trouve la raison, au regard de ses besoins, de se donner satisfaction à elle-même, que le Je connaissant n’est connaissable que dans sa relation au connaître, mais non pas en soi-même. Ainsi, en disciple du philosophe écossais empiriste David Hume, il critiqua l’unification métaphysique de la rationalité. Il affirma qu’il n’y a pas de véritable connaissance rationnelle hors de celle que l’on peut vérifier, restreignant les prétentions de la raison à l’entendement, acceptant qu’il demeure un résidu inviolé et inviolable dans toute perception sensible, car il n’y a pas coïncidence entre le savoir et les choses. Kant veut préserver un domaine contre le savoir, indiquera Friedrich Nietzsche. De ce fait, il laisse aussi inaccessible à la connaissance rationnelle l’âme et Dieu. Et il consacra toute son énergie à la raison pratique, origine et but de sa réflexion sur l’éthique.

Ignorant la prudence de Kant, sa critique de la raison pure par une raison qui se critique elle-même et se fixe ses propres limites, le scientisme et l’hyper-rationalisme du matérialisme historique, qui se développeront au XIXème siècle, donneront une place hégémonique et exclusive à la raison, à la science, et à la suite de Friedrich Hegel aussi à l’histoire. Nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire, écriront Karl Marx et Friedrich Engels. Pour Hegel, l’histoire est une idée qui s’incarne naturellement, et nécessairement, c’est-à-dire matériellement et raisonnablement, pensée comme la seule force directrice de la transformation et du développement de la société, où l’individu n’existe que plongé dans la divinité du peuple ; l’histoire, le seul lieu du sens, mais sans plus d’espérance, d’où l’on peut tirer le seul récit intelligible possible remplaçant toutes les théodicées, alors que bien des peuples n’ont pas voulu d’histoire. L’histoire jusqu’à nos jours se déroule à la façon d’un processus de la nature et est soumis aussi, en substance, aux mêmes lois du mouvement qu’elle (Friedrich Engels). Pour les marxistes, la philosophie de l’histoire est donc un rationalisme objectiviste. Mais, analyse Cornélius Castoriadis, la rationalité que le marxisme semble dégager des faits, il le leur impose.

Il semble, en effet, que l’étude attentive des événements historiques ne corrobore pas la pensée de Hegel, Engels et Marx, et de ceux qu’ils ont inspirés. Trotski lui-même convient que, sans la personne unique de Lénine, la Révolution d’Octobre n’aurait pu réussir. Par ailleurs, les historiens de la Grande Guerre, avec le recul et l’analyse rigoureuse, pensent, pour la plupart, qu’elle aurait pu ne jamais avoir lieu, vues les circonstances alambiquées de son déclenchement. Ainsi, si nous admettons que toutes les horreurs du XXème siècle n’ont été possibles que du fait de l’énorme accident de l’histoire qu’a été cette guerre, elles apparaissent comme privées de la moindre signification transcendante et rapportées uniquement aux décisions et aux abstentions des hommes. Il y a là de quoi rendre définitivement inconcevable toute théodicée et toute anthropodicée (Krzysztof Pomian).

Assurément, Hegel ignore l’avertissement de William Shakespeare par la bouche de Macbeth, l’histoire humaine, c’est un récit raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. Il aurait rejeté la pensée de Charles Péguy, selon laquelle l’histoire a les bras longs, mais elle n’a pas de bras, et celle de Robert Musil pour qui la marche de l’histoire ressemble au mouvement des nuages. Et refusé la conviction de Boris Pasternak : j’en ai été témoin. La réalité, telle une fille adultérine, s’est sauvée demie-nue de sa prison et s’est opposée tout entière à l’Histoire légitime, de la tête aux pieds, illégitime et sans dot. Raymond Aron, lui, avait choqué son jury rationaliste présidé par Léon Brunschvicg lors de la soutenance de sa thèse sur la philosophie de l’histoire en 1938 en disant que l’histoire est un drame sans unité. Pour Cornélius Catoriadis, fin connaisseur du marxisme, l’histoire ne peut être pensée selon le schéma déterministe, ni selon un schéma « dialectique » simple, parce qu’elle est le domaine de la création (…). Ce qui se donne dans et par l’histoire n’est pas séquence déterminée du déterminé, mais émergence de l’altérité radicale, création immanente, nouveauté non triviale.

Ce qui émerge de l’histoire peut trouver du sens aux yeux des humains mais l’histoire n’a jamais été et ne sera jamais saisissable. Notre tâche est pourtant de nous efforcer à penser cette impensable qu’est l’histoire. Les raisonnements de l’histoire contrefactuelle, entre déterminisme et contingence, est une méthode très intéressante pour ouvrir ces impensés que les historiens n’ont pas encore vus. Une telle histoire des possibles (Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou) permet d’être plus à l’aise pour apercevoir les bifurcations qui, dans certaines périodes, comme la nôtre actuellement, déroutent le cours de la société. L’histoire a, non un sens comme la rivière, mais du sens. Et, en fait une multitude de sens. Car, l’histoire avance à chaque instant sur une infinité de chemins, nous dit Amin Maalouf, lui qui, comme de plus en plus d’entre nous, vit en même temps, intensément, dans plusieurs cultures. Il n’y a ni un sens rationnel, ni un sens caché, anagogique, de l’histoire. Il n’y a aucun destin fixé d’avance.

En Chine, l’Histoire ne progresse ni ne se répète : elle se renouvelle (François Jullien).

Juste avant la Première Guerre mondiale, de façon incroyablement visionnaire, Péguy analysait la bascule radicale de la société française vers une société qu’il qualifie de moderne, mais qui s’applique en fait à la société postmoderne qui émerge massivement sous nos yeux un bon siècle après que Péguy l’ait vu venir : nos maîtres ne prévoyaient pas, et comment eussent-ils soupçonné, comment eussent-ils imaginé ce purgatoire, pour ne pas dire cet enfer du monde moderne où celui qui ne joue pas perd, et perd toujours, où celui qui se borne dans la pauvreté est incessamment poursuivi dans la retraite même de cette pauvreté.

Il est troublant et très éclairant qu’Auguste Blanqui, ce grand révolutionnaire et penseur de la révolution du XIXème siècle, écrive en visionnaire lui aussi mais dans le renoncement, une dizaine d’années avant l’éternel retour de Friedrich Nietzsche, alors qu’il est emprisonné au fort du Taureau pendant la Commune de Paris : il n’y a pas de progrès… ce que nous appelons progrès est claquemuré sur chaque pierre et s’évanouit avec elle. (…) L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations. Ainsi, l’éternel retour du même, et le cadenassage de la nouveauté, sont secrètement noués au cœur de l’expérience des modernes.

Dans son dernier texte en 1940, Sur le concept d’histoire, Walter Benjamin décrit le progrès comme une tempête produisant un monceau de ruines qui s’élève jusqu’au ciel. Et il affirme qu’il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Il verra dans l’instabilité de l’histoire non pas une succession de causes et d’effets mais de drames, et il comprendra les discontinuités comme moments de l’authentiquement nouveau. L’Histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas constitué par le temps homogène et vide, mais par le temps empli d’instantanéité. La Modernité scientifique avait le projet de renverser le mal et ses mythes par une rationalisation de l’histoire nommée Progrès, vision continue et linéaire, mais elle a, en fait, produit au XXème siècle la pire horreur que l’humanité ait connue. Léon Chestov affirmera, dans son dernier texte Athènes et Jérusalem en 1938, comme une synthèse de sa pensée: la vérité est ce qui passe à côté de l’histoire et que l’histoire ne remarque pas.

De l’hypertrophie de la raison sortira l’idéologie d’un communisme dogmatique, inauguré par Staline en pervertissant le socialisme, niant toute singularité, empêchant toute rencontre de l’homme avec lui-même et de l’homme avec l’autre homme, et assujettissant l’art et la science à ses propres visées fermées et enfermantes.

Et par ailleurs, au sein des fascismes, le nazisme ne retint de la science moderne que la sacralisation de la force, en étant immergé dans le mythe de la race appuyé sur un puissant courant scientifique, le socio-biologisme porteur de l’eugénisme. Il a réalisé cette pensée du biologiste allemand Ernst Haeckel, disciple de Darwin, mais qui a détourné la théorie de L’Origine des espèces vers le darwinisme social, tout en inventant en 1866 le mot « écologie » : la politique est de la biologie appliquée, et celle du théoricien nazi Alfred Rosenberg : toute vraie civilisation n’est que la mise en forme de la conscience en fonction des caractéristiques végétatives et vitales de la race. Le nazisme utilisera toute la puissance disponible de la techno-science pour assurer sa folle domination, luttant avec acharnement contre l’individualisme c’est-à-dire contre toute possibilité de liberté individuelle, rejetant l’égalité entre les hommes, écrasant la diversité des cultures, niant l’unité du genre humain, et idolâtrant son unique communauté. Le nazisme réifie tout, y compris la vie sous couvert du vitalisme. Il n’est nullement l’adversaire de la science et de la technique, et il se glorifiait d’être le mouvement du progrès, alors qu’il est l’ennemi de la liberté et de l’altérité.

Simone Weil avait relevé que depuis deux ou trois siècles on croit à la fois que la force est maîtresse unique de tous les phénomènes de la nature, et que les hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue au moyen de la raison, leurs relations mutuelles. Mais dit-elle, c’est une absurdité criante. C’est-à-dire une contradiction insupportable. Or, dans un passage sans ambiguïté de Mein Kampf, Hitler explique que là où la force (des lois de la nature) règne partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu’elle contraint à la servir docilement ou qu’elle brise, l’homme ne peut relever de lois spéciales. Ainsi, conséquent avec la pensée selon laquelle les lois scientifiques s’imposent à tous les éléments, Hitler conclut que seules la force et la puissance doivent gouverner les hommes et les peuples. Il se plaçait ainsi en adepte d’une doctrine moniste nihiliste, la force des lois dites naturelles étant le principe unificateur de tout. Et le nazisme forcera le droit positif d’Etat à se mettre au service de sa barbarie nihiliste, ruinant de ce fait toute volonté de transcendance de la positivité du droit, comme de la positivité de toute science.

L’historien Timothy Snyder, qui, avec de nombreux autres historiens, étudia les archives rendues accessibles après la chute du Mur de Berlin, put établir que les territoires situés en Europe orientale et en Union soviétique occidentale, ceux qu’il nomma les Terres de Sang, et tout particulièrement en Ukraine, en Biélorussie et en Pologne, furent le théâtre de massacres immenses avec 14 millions de victimes civiles entre 1933 et 1945, et qui annihilèrent le foyer mondial le plus dense du judaïsme. Chacun de ces morts avait un nom propre et une histoire singulière, mais chacun des morts devint un chiffre, et il convient aux historiens, et à nous humanistes, de retransformer ces chiffres en êtres humains. Timothy Snyder confirma ainsi, s’il y avait encore un doute, la monstruosité rationnelle tant du régime stalinien que du régime nazi qui tour à tour y exercèrent leur domination. Ô monde / nous portons plainte contre toi (Nelly Sachs).

Communisme et nazisme ont été deux formes de l’Etat moderne. L’Etat moderne qui, selon Hegel, est la réalisation de la raison, la raison en actes (François Châtelet). L’Etat comprend pour Hegel la totalité de la société dans sa complétude. L’Etat n’a aucune extériorité qui viendrait l’interroger depuis un dehors. L’Etat est la substance éthique consciente de soi, écrit-il en 1817 dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, tirant à l’extrême les conséquences philosophiques de la Réforme protestante. Hegel a développé sa pensée à partir des bouleversements historiques de son époque à la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème. Cependant, pour Friedrich Hölderlin, son camarade d’étude à Tübingen, l’Etat dont l’homme a voulu faire son Ciel s’est toujours transformé en Enfer. Qui du philosophe ou du poète fut le plus visionnaire ?

La raison dont il s’agit ici, est la raison telle qu’Aristote l’a définie dans la Logique, n’acceptant pas les contradictions, mais Hegel va beaucoup plus loin que le philosophe grec, dont une qualité précieuse était la phronésis, la modération, et dont le cœur de la pensée dans la Physique et la Métaphysique est fondé sur l’energeia et la dunamis, que l’on traduit habituellement par acte et puissance, et non sur la raison. La raison chez Aristote n’est pas absolue, elle est ouverte car elle allie la causalité et la réceptivité tant intellectuelle que sensible. Elle reconnaît une indétermination fondamentale et irréductible dans la nature. Or, la raison moderne est totalisante et systématique en refusant toute mise en cause du cadre de référence dans lequel elle opère. Elle se veut totalement libre dans son auto-référencement, et donc sans aucune limitation. Pour Hegel, c’est le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, c’est-à-dire de la raison puisant en elle-même le principe général de la philosophie pour tous les temps à venir. Et donc pratiquement, la raison ne peut s’arrêter au fait que des individus particuliers fussent mortifiés. Emmanuel Levinas précise : le concept émane de l’essence, et l’essence est liée à la mort.

Le drame du concept hégélien est qu’il n’assume pas la singularité. Il se construit contre elle. Il ne peut que la nier. Le concept est orthogonal à la parole de Jehuda Halévi : Dieu parle à chaque homme en particulier, et à la pensée biblique. C’est ainsi au nom de cette philosophie de l’histoire et de la nécessité, à son implacabilité qui a assujetti le temps, que l’on a pu justifier les violences faites aux personnes et aux communautés humaines, sanctifiant même les nationalismes en guerre les uns contre les autres, en disant que c’était une étape nécessaire pour l’installation de la liberté, que de ce mal un plus grand bien allait sortir. Et Hegel va jusqu’à affirmer : aucun peuple n’a souffert d’injustice ; ce qu’il a souffert, il l’a mérité. Dans La Raison dans l’Histoire, il écrit, dans les années 1820, à propos de l’Afrique : l’unique rapport essentiel que les nègres ont eu, et ont encore, avec les européens, est celui de l’esclavage. Les nègres n’y voient rien de blâmable. Car pour Hegel, l’esclavage est pour les africains un moment nécessaire pour leur accession au progrès de la civilisation, en élevant leur sens de l’humanité et en leur transmettant la culture par contact avec les européens …

Au cours du XIXème siècle, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche ont refusé le système totalisant de Hegel et ont chacun ouvert de nouvelles voies au-delà de la pure nécessité, afin que la vie puisse primer, cette vie que Jean-Jacques Rousseau avait déjà repérée comme nature originelle et intimité irréductible : la nature, c’est le sentiment intérieur. Dans leur filiation, Léon Chestov dira : c’est aux hommes de s’en tenir à la Nécessité, peut-être… mais le philosophe, lui, doit chercher les Sources, au-delà de la nécessité, au-delà du Bien et du Mal. Où se trouve pour Simone Weil le bien absolu, qui est autre chose que le bien.

Et Franz Rosenzweig va, depuis les tranchées de la Première Guerre mondiale, prolonger le cri du soldat qui voit sa vie broyée par l’objectivité de la marche de l’histoire. Dans son texte majeur, l’Etoile de la Rédemption, il rejettera, à partir de ce cri de vie, la vision progressiste de l’histoire portée par la philosophie des Lumières et la justification rationnelle de l’intolérable de la philosophie idéaliste de Hegel, – qui pourtant se manifestera dramatiquement dans les décennies suivantes. Il y développera le sens philosophique et la puissance de création de ce cri inassimilable. Un cri qui ne peut être irrémédiablement englouti dans le néant, car, comme l’affirme Walter Benjamin, rien de ce qui s’est passé un jour ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire.

Comme cet autre cri, proche, et si peu entendable lui aussi, que lancèrent les surréalistes : pour nous jeunes surréalistes de 1924, la grande « prostituée » c’était la raison (André Masson). Car leur élan initial conduisait à l’expression en profondeur de la vie, afin d’en changer les catégories habituelles enfermantes en plongeant dans l’inconscient que venait de découvrir Freud, en agrandissant la réalité en y introduisant le sens du merveilleux. Ils prennent le contre-pied du théâtre classique qui, lui, explore les passions de l’âme en philosophe cartésien et en algébriste y recherchant des théorèmes qui disent l’âme en général et non son unicité irreproductible.

Très tôt, les grandes idéologies ont lâché la foi pour le nombre (Raoul Vaneigem), puis, le règne de la raison se métamorphosa en le règne de l’argent (Charles Péguy). Le concept d’argent se trouve à l’origine des sciences économico-politiques, en tant qu’instrument cardinal de mesure, sans lequel il ne peut y avoir de science. Jeremy Bentham, fondateur de la philosophie utilitariste au début du XIXème siècle, est clair : l’argent est l’instrument qui sert de mesure à la quantité de peine ou de plaisir. Ceux que ne satisfait pas l’exactitude de cet instrument devront en trouver quelque autre qui soit plus exact, ou dire adieu à la Politique et à la Morale. A sa façon, Alexis de Tocqueville dit la même chose : la notion de gouvernement se simplifie : le nombre seul fait la loi et le Droit. Toute la politique se réduit à une question d’arithmétique. De fait, la statistique, qui vient de l’allemand « Staatistik », est, littéralement, la science de l’Etat.

Pour Oswald Spengler, le concept d’argent touche à l’abstraction complète. Le règne de l’argent et celui du chiffre sont donc le même. L’abstractum appelé argent correspond exactement à l’abstractum appelé nombre. Tous deux sont complètement inorganiques. L’un comme l’autre transforment tout bien en marchandise, toute qualité en quantité. L’économiste André Orléan est clair : la monnaie est ce par quoi les rapports marchands se trouvent pleinement institués comme rapports nombrés. Elle est l’institution du nombre marchand. Mais, l’argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner. (…) Rien n’est si clair et si simple qu’un chiffre écrit Simone Weil. Et elle ajoute : Argent, machinisme, algèbre. Les trois monstres de la civilisation actuelle. Analogie complète. L’argent devient fou quand il n’a pour but que lui-même, que sa propre auto-reproduction et son propre auto-développement sans limite. Le numéraire, engin terrible de précision présente face, une figure sereine, et, pile, le chiffre brutal universel (Stéphane Mallarmé). En fait, l’argent n’est-il pas devenu fou, simplement parce que nous l’avons abandonné ? (Philippe Leconte). Comme la raison, comme le chiffre, comme la technique, que nous laissons nous dominer, prenant toute la place. La société est dominée par une course folle, disait Cornélius Castoriadis en 1991, définie par trois termes : technoscience, bureaucratie, argent.

C’est cette pure raison rationnalisante, autonome, instrumentale, calculatrice, totalisante, qui veut tout unifier sous la seule bannière qu’elle se fait d’elle-même, qui débouche sur des conséquences dramatiques pour l’humanité, où règne finalement l’inintelligible, et où tout humain se fait réduire à un chiffre anonyme (comme Joseph K. dans Le Procès de Kafka). Friedrich Hölderlin avait pourtant écrit dans Hypérion: l’intellect pur n’a jamais rien produit d’intelligent, ni la raison pure rien de raisonnable. Et, une fois franchi un certain degré, la rationalité se renverse en irrationalité, son contraire ou plutôt sa caricature (Dominique Janicaud).

Dans l’affirmation de sa totale liberté, de son indépendance royale, elle ne voit pas qu’elle s’aliène à elle-même. Car, à mesure que la raison triomphe, il reste de moins en moins de place pour le réel, et la victoire complète du principe idéal signifie la disparition de l’univers réel et de la vie, dira Léon Chestov. Pour lui, les idées générales sont des clés dont le pouvoir, potestas clavium, « le pouvoir des clés », verrouille l’accès aux portes du ciel, c’est-à-dire au réel et à la vie.

Comme les mathématiques avant la crise de ses fondements à la fin du XIXème siècle, la raison s’est habillée de la toute-puissance unifiante que l’on avait prêtée à Dieu ou aux Idées, au détriment de l’autonomie humaine, non parfaitement raisonnable il est vrai, c’est-à-dire pas raisonnable du tout ! Car si la raison peut beaucoup, elle ne peut pas tout. Même si la différence est toute petite, elle est irréductible et même incommensurable. C’est là que Vladimir Jankélévitch y loge le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, pivots de sa philosophie ouverte sur l’infini. D’ailleurs ces idéaux qui prétendent exister hors du temps et apparaître éternels, ne sont-ils pas essentiellement temporaires et périssables et donc soumis à la mutation ? Et ne savons-nous pas, de temps immémorial, que tout véritable amour est sans raison ?

(…)

une vie est plus qu’une raison

le sang est plus qu’un théorème

que vaut-elle la vérité la plus pure, la plus troublante

auprès d’une goutte de sang

Benjamin Fondane

Au seuil de la Modernité, la civilisation a dû abandonner l’orientation absolue de l’homme vers le Dieu chrétien. Elle s’est fragmentée en plusieurs valeurs. La raison a voulu par la suite les rassembler toutes sous son seul drapeau, mais c’est en fait l’Absolu qui quittait la civilisation occidentale. L’éternité se retira du monde (André Malraux).

Gilles Deleuze analyse qu’aujourd’hui, ce n’est plus la raison théologique, mais la raison humaine, celle des Lumières, qui entre en crise et qui s’écroule, et avec Félix Guattari, il précise que la raison n’est qu’un concept, et un concept bien pauvre pour définir le plan d’immanence et les mouvements infinis qui le parcourent. A sa façon, Régis Debray dit la même chose : les Lumières pensent en angles droits (…). Il faut essayer de réfléchir avec des lignes courbes, croisées, dans le clair-obscur. Modestement, le mathématicien et philosophe des sciences et des techniques contemporain, Jean Ladrière, convient que la raison est amenée à s’interroger sur ses pouvoirs, sur ses justifications, sur ses limites, sur ses prétentions et sur son impuissance.

Que peuvent les raisons contre les icebergs (Benjamin Fondane).

L’écroulement de la raison est contemporain de la perversion de la Méthode de Descartes et de son projet d’émancipation de l’humanité. Observant la révolution industrielle du XIXème siècle, Walter Benjamin a vu que la conception postérieure de l’exploitation de la nature par l’homme est le reflet de l’exploitation de fait de l’homme par les propriétaires des moyens de production.

C’est aussi cette raison-là que Fiodor Dostoïevski ne cessa de dénoncer à travers les personnages de ses romans: Cela ne m’étonnerait pas du tout de voir surgir sans prévenir, en plein milieu de cette raison régnante, un monsieur au physique ingrat, ou, pour mieux dire, rétrograde et sarcastique, qui se mettrait les deux mains sur les hanches et qui dirait : Dites donc, messieurs, est-ce qu’on ne pourrait pas l’envoyer valdinguer toute cette raison, d’un seul coup de pied, seulement pour envoyer ces logarithmes au diable, et pour vivre à nouveau selon notre liberté stupide ?

Friedrich Nietzsche, qui ne connaissait sans doute pas les œuvres de Dostoïevski, l’exprime à sa manière : Accepterions-nous vraiment de laisser ainsi se dégrader l’existence jusqu’à un servile exercice de calcul, à une vie casanière de mathématicien ?

Mais, pas plus que Nietzsche, les grands penseurs, poètes et romanciers russes de cette fin du XIXème siècle ne furent guère écoutés, pas plus non plus que le philosophe Léon Chestov, qui affirmait au début du XXème siècle : la science contemporaine est bien trop sûre d’elle-même et il ne serait pas mauvais de rabattre quelque peu son orgueil. Ou Martin Buber quelques années plus tard: nous ne toucherons le fond de la question anthropologique que quand nous aurons reconnu aussi comme spécifiquement humain, dans l’homme, ce qui n’est pas être-de-raison. Ce que montre tout le travail de Sigmund Feud, à savoir que la raison est, pour une grande part, fille des pulsions, et qu’il n’est pas anodin que l’humanité soit divisée en deux sexes.

Simplement et clairement, Marcel Proust l’exprime ainsi : nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler l’intervalle.

Jean Ladrière indique effectivement qu’il y a, dans la position qu’on adopte dans la recherche scientifique, comme dans la réalisation de projets technologiques, une mise à l’écart de ce qui est dans l’existence humaine souffrance et épreuve.

Cette mise à l’écart devient un écroulement absolu défiant toute humanité dans cette phrase d’Adolf Eichmann : un mort est un assassinat. Un million de morts, ce n’est qu’une statistique. Mais elle explicite l’objectivation absolue qui transforme les gens en nombres et qui fut au cœur des régimes nazi et soviétique, et aujourd’hui de l’idéologie des big data. Il faut mettre cela en écho avec les mots du poète : adéquation du nombre et du non-sens (Jacques Dupin).

Assurément, précédé par les massacres des partisans de la Commune de Paris, après ceux de juin 1848, qui ont décrédibilisé les valeurs bourgeoises, et dont l’onde de choc conduira pour la France à juin 1940, le développement des idéologies totalitaires et les guerres du XXème siècle ruineront la puissance intellectuelle et spirituelle de l’Occident et provoqueront, sur le fond le plus déchiqueté de l’histoire (Rachel Bespaloff), introduisant en nous la honte d’être un homme (Primo Levi pour les camps nazis, Günther Anders pour Hiroshima), la fin de sa domination sans partage sur les autres peuples après cinq siècles d’une extraordinaire progression, en annihilant la supériorité affirmée de sa civilisation qui avait espéré que le progrès mettrait un terme à la souffrance humaine, réalisant dramatiquement le Zivilisationbruch, « la rupture de civilisation » (Dan Diner). Tout près de nous, la Guerre d’Algérie manifestera encore cet effondrement spirituel, intellectuel et politique, du fait des massacres, des tortures et des exactions massives couverts par le gouvernement français et justifiés par une idéologie raciste. Ce qui fit dire à Frantz Fanon pour la nouvelle Algérie indépendante, que, si nous voulons répondre à l’attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe.

Adieu, fantômes ! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi, se lamente Paul Valéry en 1919, au lendemain de l’hécatombe de la Première Guerre mondiale. Romain Rolland développera le thème du suicide de l’Europe, car écrit Stefan Zweig dans sa biographie de Romain Rollan, il faut se représenter la démence, à peine compréhensible aujourd’hui, des premières années de guerre, l’épidémie intellectuelle qui fit de l’Europe un asile d’aliénés. Ce fut donc un véritable miracle que la civilisation européenne ne se soit pas complètement effondrée et qu’une énergie vitale s’y levât encore à l’issue des guerres civiles européennes et des guerres coloniales dévastatrices. Sans doute le devons-nous à la Résistance.

Ô l’heure amère du destin / Lorsque nous contemplons dans les eaux noires une face de pierre (Georg Trakl).

Pouvons-nous imaginer ce que l’Europe aurait encore apporté à la pensée universelle si les penseurs juifs-allemands, qui furent si créatifs, n’avaient pas déserté le continent après l’installation du régime nazi, ou ne soient disparus. Quant à la philosophie et à la science françaises, si elles demeurèrent fécondes dans la deuxième partie du XXème siècle, elles le doivent pour une part significative aux penseurs et savants français de tradition juive.

C’est bien en connaissance de cause que, dès la sortie de la guerre, André Malraux avait écrit qu’était morte l’illusion d’une science qui eût conquis le monde sans rançon.

Olivier Frérot

Extrait du livre « Métamorphose de nos institutions publiques  – Quand l’altérité renouvelle la fraternitée », publiée en 2016 chez Chronique sociale

https://solidaritesemergentes.wordpress.com/metamorphose-de-nos-institutions-publiques-quand-lalterite-renouvelle-la-fraternite/

Publicité

Une réflexion sur “Les limites et les échecs de la science et de la raison

  1. Bonjour, Pascal est aussi le génie qui a résolu l’énigme de la mécanique des fluides et des pressions atmosphériques (sources de la météo quotidienne tous les jours). Ces termes mettent fin à l’énigme de la circulation de l’air, par exemple.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s